RDC-Kinshasa : Trafic et Criminalité, Reflets d’un Échec de Politique Économique (Tribune de Jo M. Sekimonyo)

Le « Plateau des Professeurs », qui aurait dû incarner le rêve d’une émancipation intellectuelle, s’est rapidement mué en une parodie politico-économique. Peu après l’indépendance, envoyer les « villageois choisis » à l’UNIKIN, puis pour certains d’entre eux à l’étranger, dans le but d’obtenir des doctorats et de remplacer les colons blancs, aurait pu marquer une rupture avec le passé colonial. Mais ces « savants », bardés de diplômes, n’ont pas démantelé les systèmes coloniaux : ils se sont simplement installés dans les fauteuils encore tièdes de leurs prédécesseurs, devenant les nouveaux colons, arborant cette fois des visages africains et des langues locales.

Sous Mobutu, un D6, l’université n’était pas une pépinière de pensée critique ou de progrès ; elle s’était transformée en une fabrique de loyauté envers le régime. Les professeurs, loin de devenir des éclaireurs de la nation, se sont reconvertis en maçons du pouvoir autoritaire. Et comme toujours, que se passe-t-il quand le pouvoir absolu se mêle à l’arrogance ? Une ivresse totale : non pas uniquement celle des bouteilles, mais celle d’un cocktail enivrant mêlant privilèges, népotisme et l’irrésistible goût de l’impunité.

Pendant ce temps, des nations comme la Chine et la Corée du Sud se démenaient pour exorciser leurs pays de la pauvreté. Ces pays transformaient leurs systèmes économiques et industriels grâce à des efforts acharnés et une discipline collective. Mais au Zaïre, les élites académiques et politiques chantaient à la gloire de Mobutu, s’affichant fièrement en abacost, roulant dans des Mercedes flamboyantes, et se repaissant des miettes du pillage national. Loin d’être les bâtisseurs d’une nation moderne, ils étaient les dignes héritiers d’un système conçu pour maintenir les privilèges et l’immobilisme.

Le système de mutation, censé diffuser les savoirs et l’expertise à travers le pays, n’était en réalité qu’un énième levier au service des petits jeux de l’élite. Partout, les Kinois dominaient, s’assurant que leur ombre s’étendait jusqu’aux confins du territoire. La règle non écrite était sans appel : pour réussir, il fallait impérativement se rendre à Kinshasa. Mais au lieu de devenir un phare illuminant le développement, la capitale s’est érigée en symbole de centralisation, d’exclusion et de dysfonctionnement. Aimant des ambitions individuelles, Kinshasa reflétait tout ce qui gangrénait le système.

Le Grand Casino

Sous les Kabila, malgré une mosaïque de groupes armés fragmentant le pays, tout le monde a, en fin de compte, convergé vers Kinshasa pour trouver une chaise autour du gâteau. Peu importe que le territoire soit en guerre ou en paix, Kinshasa restait la table de jeu où tous misaient leur avenir. Les chefs de guerre, les politiciens, les affairistes – tous savaient que la clé du pouvoir et de l’enrichissement rapide se trouvait là-bas. En fin de compte, ils ont remplacé les mobutistes, mais sans changer les règles du jeu.

À Kinshasa, semblant être pire que sous Mobutu, devenir général ou ministre d’État est souvent moins une question de mérite qu’une question de proximité avec les bons cercles. Et même sans atteindre ces sommets, les scandales financiers révélaient une réalité brutale : il y a plus d’argent à voler que de richesses à bâtir. Kinshasa n’est pas seulement un centre de pouvoir ; c’était un système économique en soi, où les profits provenaient des détournements, des pots-de-vin et des privilèges, plutôt que de la création de valeur réelle.

Et si vous trouvez un diamant sous vos pieds quelque part à Gemena, cela ne garantit en rien que vous puissiez en profiter. Tout ce qu’il faut, c’est qu’un puissant décideur, depuis Kinshasa, pose son regard sur votre découverte. En un clin d’œil, vous êtes expulsé, dépossédé, et ce diamant devient la propriété de quelqu’un que vous ne verrez jamais, si ce n’est à travers une Mercedes teintée ou une villa à flanc de colline.

Kinshasa, sous Kabila et Tshisekedi, reste le reflet ultime de tout ce qui ne va pas : une centralisation extrême qui aspire toutes les ressources et toutes les ambitions vers un vortex de corruption et de parasitisme. Pendant que d’autres capitales servent de moteurs à leurs nations, Kinshasa se contente de drainer les richesses du reste du pays, comme un parasite se nourrit de son hôte.

L’histoire continue, oui, mais elle ne change pas. Kinshasa demeure le miroir d’un système où le pouvoir est tout, où l’économie réelle n’a aucune chance face à l’économie de l’opportunisme. La capitale n’est pas seulement un lieu ; c’est une idéologie, un mode de gouvernance où l’avidité écrase tout.

Le Chaos Organisé

Kinshasa, c’est le chaos organisé, et son trafic en est l’incarnation la plus flagrante. Une cacophonie de véhicules, de piétons, de motos-taxis, et de rêves brisés, tout cela sans le moindre plan urbanistique post-colonial. Ce n’est pas une ville, mais une ruée désordonnée vers un mirage, où un régime après un autre n’a pris sérieusement le temps de poser des nouveaux rails. Les rues ne débordent pas d’opportunités, mais d’un désordre qui reflète parfaitement l’économie politique du pays : une centralisation extrême, où tout finit par couler vers Kinshasa, mais d’où rien ne ressort de manière productive.

Des chefs coutumiers sans aucune notion d’urbanisme ou de cadastre continuent de vendre des terres à Kinshasa comme on distribue des tickets de loterie. Résultat ? La capitale n’est pas un centre urbain fonctionnel, mais un immense ghetto géant, où les quartiers se développent anarchiquement, sans infrastructure, sans vision, et souvent sans même un minimum de services de base.

Dans tout casino, il y a quelques gagnants : ceux qui, bien connectés, réussissent à s’asseoir à la table et repartent les poches pleines. Pour chaque cortège bruyant de SUV forçant son passage dans des embouteillages interminables, il y a des millions de perdants. Eux restent, coincés sur les trottoirs poussiéreux, leurs rêves étouffés sous les klaxons. Ces perdants, ce sont des générations entières, parents, grands-parents et maintenant leurs enfants, pour qui le rêve de Kinshasa s’est transformé en cauchemar. Et quand on perd tout dans un casino truqué, que reste-t-il ? La rage.

Cette rage, palpable dans les rues de Kinshasa, porte un nom : kuluna. Une criminalité brute et violente, née de la frustration des enfants issus de familles qui n’ont jamais décroché le jackpot, mais qui, obstinées, refusent de quitter la table. Ces jeunes, abandonnés par un système qui ne leur offre que des promesses creuses, se tournent vers leurs poings, des machettes, et parfois pire, pour réclamer leur part d’un gâteau qui ne leur a jamais été destiné.

Le trafic de Kinshasa, tout comme sa criminalité, dépasse le simple désordre. Il est une métaphore vivante de l’économie politique qui sous-tend la capitale. Même aujourd’hui, sous Tshisekedi, rien n’a vraiment changé. Kinshasa n’est toujours pas conçue pour tous. C’est un casino truqué où les dés sont pipés et où les familles bien connectées gagnent toujours. Mais le prix réel de ce système déséquilibré, ce sont les pots cassés laissés aux autres : un chaos urbain, une criminalité endémique, et une population qui continue de gonfler sans jamais trouver une issue.

La véritable ironie de ce ghetto-casino, où les perdants se comptent par millions et où les rêves se brisent bien plus vite qu’ils ne se réalisent, réside dans le fait que certains continuent de croire qu’ils décrocheront un jour le gros lot, sans que les règles du jeu ne changent jamais.

Le « Troisième Reich » Congolais

Face à chaque crise, la solution semble toujours être la même : une grande purge. Pas de planification, pas de stratégie structurée, juste une réaction brutale, souvent théâtrale, mais toujours primitive. C’est une gouvernance de coups d’éclat, où l’on privilégie les démonstrations de force et les humiliations publiques au détriment des réformes durables. On en vient à se demander pourquoi ce pays a des universités ou à quoi servent les détenteurs de diplômes qui peuplent les bureaux climatisés de Kinshasa.

Plutôt que d’adopter des solutions modernes et réfléchies, on applique des palliatifs absurdes, comme creuser des caniveaux et peindre des routes d’asphalte à la hâte pour faire bonne figure, tout en ignorant les véritables problèmes. Ces gestes symboliques, censés représenter un « progrès », ne sont rien d’autre qu’un gaspillage de ressources et d’énergie.

L’arrestation arbitraire et l’humiliation des Congolais pauvres sont devenues des rituels quasi quotidiens. C’est comme si le gouvernement cherchait à compenser son incapacité à s’attaquer au vrai défi, pauvreté chronique, en ciblant les plus vulnérables, histoire de montrer qu’il « agit ». Mais en réalité, ce sont des gestes creux, des manœuvres populistes qui masquent un vide abyssal de vision et de compétence.

Et tout cela s’inscrit dans une économie politique qui perpétue le cycle de l’échec : des élites obsédées par leur survie politique, prêtes à sacrifier le développement national pour préserver leurs privilèges. Pas de réforme de fond, pas de projets à long terme ; juste une gestion de crise perpétuelle, où chaque « solution » est un pansement collé sur une plaie gangrenée.

Briser le Cercle Vicieux ?

Le trafic et la criminalité à Kinshasa sont le reflet d’un échec cuisant de la politique économique nationale. Ces fléaux ne pourront être éradiqués qu’en adoptant une nouvelle idéologie politique nationale, axée sur déplumer de la capitale de ses excès de pouvoir et de ressources, en particulier en démantelant la République dans la Gombe. Cette enclave d’élite, symbole d’inégalité extrême, concentre pouvoir, argent et privilèges, tout en aspirant les ressources et les ambitions du pays pour ne les redistribuer qu’à une poignée de privilégiés. Décongestionner Kinshasa, à la fois économiquement, physiquement et politiquement, n’est pas une option, mais une nécessité.

Et donc, il est clair, ou cela devrait l’être, Kinshasa doit être déplumée, une véritable dévolution des pouvoirs vers les entités territoriales décentralisées, afin de réduire cette centralisation toxique qui paralyse tout développement. Cela dit une révision intégrale (changement) de la constitution.

Aujourd’hui la bataille se dessine entre deux camps. D’un côté, nous avons les juristes, ces architectes des systèmes autocratiques, dont l’esprit reste enfermé dans une vision politique servile, toujours prêts à ajuster les lois pour satisfaire les caprices d’un régime en place. Ces mêmes juristes, aveuglés par leur loyauté politique, nous ont conduits sur une mauvaise voie et continuent de nous y maintenir. De l’autre côté, il y a les économistes politiques, ceux qui, armés d’une vision tournée vers le développement économique, ont tracé une nouvelle feuille de route pas seulement de briser l’impasse actuelle, mais aussi de libérer les Congolais de leur cauchemar social et économique.

Les Congolais devront choisir : suivre les juristes obsédés par les ajustements politiques à court terme, ou écouter les économistes politiques qui veulent reconstruire sur des bases solides.

Mais avant, je frissonne chaque fois que j’entends quelqu’un, surtout un journaliste, dire : « Nous n’avons pas besoin de théorie, juste d’action. » La personne devrait comprendre que même cette approche, bien qu’apparemment pragmatique, est en soi une théorie, mais primitive dépourvue de preuves, d’évidence, ou de réflexion. Ce n’est pas simplement une expression d’ignorance ou de naïveté ; c’est un cri de ralliement pour l’anti-intellectualisme. Et c’est là le véritable obstacle, si ce n’est carrément le crime : rejeter la pensée, les débats, et l’analyse théorique, alors qu’ils sont les fondations mêmes de toute action efficace.

En plus, certains, qu’ils soient les mêmes ou d’autres, prétendent qu’il ne faut pas importer les « théories occidentales » chez nous, sans comprendre qu’au XXIe siècle, il n’existe pas de théories ou d’idées purement « occidentales ». Ce sont des théories et des idées développées en Occident, souvent par des individus issus de diverses origines, qui trouvent dans cet écosystème un terrain fertile pour prospérer. L’Occident a prouvé sa capacité à absorber et valoriser les talents et perspectives variés, non par altruisme, mais parce que cela rapporte. Même l’Orient, souvent perçu à tort comme isolé, est bien plus interconnecté avec ce dynamisme global que ne le supposent les imaginaires du Sud global.

Ce mépris pour la réflexion approfondie n’est pas seulement un frein au progrès ; il est une trahison de l’intelligence collective du peuple congolais. Comment espérer résoudre les problèmes structurels sans d’abord les comprendre ? Raisonner n’est pas une distraction ou une perte de temps ; c’est le moteur de la transformation. Et c’est là que réside l’un des premiers pas vers la clé qui ouvre enfin la bonne direction.

Jo M. Sekimonyo

Économiste politique, théoricien, militant des droits des humains et écrivain

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