En 2020, la jeune influenceuse française a non seulement engrangé des millions d’abonnés, mais écrit un livre à succès qui fait débat jusque dans le milieu littéraire parisien.
Léna Situations est devenue célèbre en France pour les conseils de mode et les astuces pour mener une vie positive qu’elle partage avec ses millions d’abonnés sur les réseaux sociaux.
La jeune fille de 23 ans d’origine algérienne, dont le vrai nom est Léna Mahfouf, a désormais 1,8 millions d’abonnés sur YouTube, 2,9 millions sur Instagram, et s’est vu décerner un People’s Choice Award (prix du choix du public), distinction très convoitée par les stars des vidéos virales. À l’automne dernier, son premier livre est resté six semaines en tête des classements de non-fiction — il a fallu un premier volume des mémoires de Barack Obama pour l’en détrôner.
Puis est venu l’inévitable retour de bâton d’une personnalité de l’establishment littéraire français.
Les commentaires de M. Beigbeder, un auteur à succès qui siège depuis plus de 20 ans aux jurys de plusieurs prix littéraires prestigieux, ont suscité l’indignation sur les réseaux sociaux, aussi bien de fans de Mme Mahfouf que de militants qui y ont lu une touche de racisme et de sexisme. (Mme Mahfouf a balayé d’un tweet la chronique de M. Beigbeder : “Je lui dois de l’argent ou quoi ?”.)
Les gardiens de la littérature française sont déjà pointés du doigt pour leur insularité et leur entre-soi. Pour les détacteurs des propos de M. Beigbeder, sa chronique montre à quel point l’establishment littéraire français est réticent à l’idée de reconnaître des voix telles que celles de Léna Mahfouf.
“Mr. Beigbeder est un gardien du temple qui protège l’entrée du champ littéraire, en utilisant une stratégie de disqualification classique dans le monde des lettres: la stigmatisation des stars des réseaux sociaux”, analyse Delphine Naudier, sociologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) spécialisée en inégalités de genre en littérature.
Certains suggèrent que M. Beigbeder se sent menacé.
Rokhaya Diallo, auteure et militante féministe et antiraciste, a twitté que “ce texte traduit juste de la jalousie doublée d’aigreur teintée de ce sexisme qui méprise les productions féminines” et souligné, à de la part de M.Beigbeder, son “besoin de citer grossièrement la culture légitime pour bien se placer du côté de ce qui à ses yeux a de la valeur.”
Joint par téléphone, M. Beigbeder a adouci sa critique de Mme Mahfouf.
“Je souhaite à cette jeune fille que son succès dure, mais je suis pessimiste,” dit-il. “Ce genre de phénomène est temporaire”, estime-t-il au sujet de la “starisation rapide par les médias ».
À l’origine du débat, et peut-être la cause de quelques rancœurs, il y a l’énorme succès des débuts de Mme Mahfouf dans le monde de l’écriture. Son livre, un guide de développement personnel pour jeunes adultes paru à l’automne 2020, s’est déjà vendu à plus de 280 000 exemplaires — un nombre exceptionnellement élevé pour un premier livre en France.
Les lauréats du Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires de France, vendent en moyenne autour de 350 000 exemplaires, selon l’institut d’études de marchés GfK.
Pour le moment, Mme Mahfouf accueille sans sourciller toute l’attention dont elle fait l’objet.
“Je ressens une forte passion dans le fait de me challenger, aller dans un milieu où tu es persona non grata et prouver que tu peux faire ta place,” explique-t-elle lors d’une interview dans son appartement parisien, sa chevelure en queue de cheval et ses yeux dessinés d’un large trait d’eyeliner en forme d’aile. Sur son bureau, un écriteau annonce en anglais “I am am not bossy, I am the boss” (Je ne suis pas autoritaire, je suis le boss).
Mme Mahfouf est l’une des influenceuses de mode les plus en vue en France, avec Sanaa El Mahalli et Marie Lopez — qui ont, elles aussi, gagné des millions d’abonnés en partageant des astuces de maquillages et de tenues, ainsi que des anecdotes personnelles sur les relations amoureuses et la santé mentale.
À l’invitation de Loïc Prigent, un journaliste de mode renommé et un admirateur, elle a couvert un défilé Balmain sur YouTube en février dernier. À l’époque, elle était relativement peu connue et portait des vêtements de la marque de fast fashion Zara. Mais elle faisait preuve d’un enthousiasme et d’un sens de l’humour évidents lorsqu’elle saluait les autres invités — qui en général faisaient mine de l’ignorer.
Lorsqu’on lui explique que, plus les gens arrivent en retard au défilé, plus ils sont importants, elle répond avec humour “Nous, on est arrivé avant même qu’ils installent les lumières, ça veut dire qu’on n’est vraiment pas importants.”
“On peut se moquer de ce qu’on aime”, s’amuse-t-elle pendant l’interview. “La mode c’est un milieu génial mais aussi parfois très ridicule.”
Depuis le défilé Balmain, Mme Mahfouf est devenue en quelque sorte une nouvelle star de la mode en France. Dior l’a choisie pour faire la promotion de leurs produits en ligne, et ses achats sont montés en gamme — des hauts-talons Yves Saint-Laurent et des sacs à main tendance de chez Jacquemus traînent çà et là dans son salon.
Mais aux yeux de ses abonnés, Mme Mahfouf reste toujours aussi accessible et garde les pieds sur terre. Elle a le rire facile et s’exprime avec de grands gestes enthousiastes; elle s’extasie sur les gros flocons qui tombent à sa fenêtre en ce matin de janvier.
Née de parents algériens qui avaient fui la guerre civile, elle a grandi à Paris dans une famille de classe moyenne. Il y a cinq ans, elle a commencé à partager ses conseils de mode à bas prix et ses tutoriels de maquillage sur sa chaîne YouTube, jonglant en même temps entre plusieurs petits boulots pour payer ses études dans une école de marketing de mode.
Ses vidéos sont souvent tranquilles et mettent en scène des amis et des membres de sa famille. Dans l’une d’elles, son père, un marionnettiste qui se produit dans des écoles et qui est actuellement au chômage en raison de la pandémie du Covid-19, plaisante sur ses habits très peu tendance. Dans une autre, son ami Bilal Hassani, un musicien homosexuel d’origine nord-africaine qui a représenté la France à l’Eurovision 2019, porte perruque et maquillage.
D’autres de ses vidéos adoptent une approche plus militante. Elle a soutenu le mouvement Black Lives Matter, parlé de son féminisme et affirmé qu’on devrait accepter qu’on porte ses cheveux naturellement bouclés, même si des artistes comme Beyoncé et Rihanna lissent les leurs.
“Un aspect positif sur les réseaux sociaux, c’est que ça laisse de la place aux minorités pour parler”, estime-t-elle, ajoutant: “J’espère que ce mouvement sur les réseaux sociaux prendra plus de place dans la vraie vie.”
Pour certains de ses abonnés, l’attrait de sa chaîne réside en partie dans le fait que ses origines ne sont tout bonnement pas un sujet, même dans un pays où les Français d’origine nord-africaine souffrent encore de stigmatisation et de discrimination.
Pour Violaine Pelillo, une abonnée de Mme Mahfouf âgée de 14 ans, “elle montre qu’on est tous différents et donc en fait tous les mêmes. Je ne vois pas pourquoi on devrait s’attarder sur ça.”
A quelques exceptions près, comme celle la jeune écrivaine franco-marocaine Leïla Slimani, les voix comme celle de Léna Mahfouf sont rarement entendues dans le monde très fermé de la littérature française, dominé par des hommes blancs.
En 2019, elle a soumis l’idée d’un livre de développement personnel à l’une des plus importante maisons d’édition françaises, qui s’attendait à en vendre 20 000 exemplaires. “Toujours Plus” en a vendu quatorze fois plus et il est prévu de le traduire en plusieurs langues, dont l’anglais.
À la différence de certains youtubeurs qui engagent des vidéastes et des éditeurs, Mme Mahfouf passe des journées entières à écrire, filmer et monter ses propres vidéos. Une assistante, ainsi que ses parents, l’aident à gérer un emploi du temps surchargé.
“On me demande toujours avec un ton hyper angoissé où je me vois dans 10 ans”, indique-t-elle après une semaine particulièrement chargée au cours de laquelle elle a tourné trois vidéos, refusé un petit rôle dans un film ainsi qu’un poste de présentatrice télé.
“Les réseaux sociaux sont ma priorité numéro un, là où je suis la plus libre et la plus heureuse”, explique-t-elle. “Et Internet n’est pas amené à disparaître.”
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