Les cris d’indignation autour du nombre de diplômes de troisième cycle décernés par les universités congolaises deviennent si retentissants qu’il devient impossible de les ignorer. On entend tout et son contraire. Une partie importante de l’opinion publique s’indigne, convaincue que chaque politicien et chaque général capable d’écrire son nom cherche à obtenir un doctorat comme un simple badge honorifique. On est même allé jusqu’à publier une note officielle pour contester le diplôme d’un professeur ayant obtenu son PhD auprès d’une université en ligne. Pourtant, tout ce tapage masque l’essentiel. En concentrant le débat sur qui obtient le diplôme et sur l’établissement qui le délivre, on détourne l’attention des véritables interrogations sur le rôle de l’académie dans le développement d’une nation.
Beaucoup semblent ignorer que la quête d’un diplôme, qu’il s’agisse d’un graduat, d’une licence, d’un master, d’un PhD ou d’un doctorat d’État, demeure avant tout une démarche profondément personnelle, tout au plus une vanité familiale. C’est un choix intime, presque existentiel, comparable au mariage ou à la décision de fonder une famille. Cette réalité est encore plus marquée dans un pays où les aides financières aux étudiants sont quasi inexistantes, où les prêts universitaires relèvent de la fiction et où chaque étudiant, et souvent sa famille, doit assumer seul le coût de son parcours académique, quitte parfois à marchander ses propres principes pour y parvenir. Dans ces conditions, le nombre de diplômes délivrés ne devrait jamais constituer une controverse nationale.
La colère de l’opinion publique perd en légitimité parce qu’elle s’attaque au mauvais problème. Le débat confond l’utilité pour la nation avec la responsabilité individuelle de chacun. Certes, beaucoup de ces titres servent avant tout de vitrine sociale, un plumage destiné à briller dans les cercles politiques ou mondains. Pourtant, ce phénomène ne fait que refléter une faille bien plus profonde, celle d’un système incapable de convertir le savoir en progrès collectif. Tant que nous continuerons à nous appuyer sur de mauvaises références pour juger la pertinence, mesurer la qualité et orienter notre ambition nationale, nous resterons incapables d’avoir une vision claire de notre réalité et de définir la bonne direction pour l’avenir.
Unité de mesure
Pendant que le Congo s’épuise dans des débats enflammés autour des doctorats, un détail essentiel échappe à l’oreille collective. La RDC ne délivre qu’une poignée de PhD par an, quelques dizaines tout au plus. Pour mesurer l’ampleur du décalage, il suffit de regarder ailleurs. Les États-Unis produisent environ 71000 doctorats chaque année, la Chine plus de 56000 et l’Inde près de 29000. L’Allemagne, le Royaume-Uni et la Russie tournent autour de 27000 à 28000 chacun, suivis par la France avec 13700, la Corée du Sud avec 12900, l’Espagne avec 10900 et l’Italie avec 10700. Ces dix pays concentrent presque la totalité des 277000 doctorats délivrés chaque année dans le monde et figurent aussi parmi les économies les plus avancées.
On pourrait penser qu’un tel volume de PhD engendrerait un chômage massif, puisque les postes universitaires ne suffisent pas à absorber tous ces diplômés. Pourtant, il n’en est rien. Cette main-d’œuvre hautement qualifiée trouve sa place dans la recherche industrielle, les pôles technologiques, les startups, les centres d’innovation, les think tanks, les agences gouvernementales, la finance de pointe ou encore la diplomatie scientifique. Leurs systèmes économiques sont conçus pour valoriser le savoir au-delà du cadre académique. Contrairement à la RDC, où un doctorat reste perçu presque exclusivement comme un passeport pour devenir « mwalimu », ailleurs, il devient un levier de mobilité intersectorielle qui alimente directement la compétitivité nationale.
Derrière ces chiffres se cache une stratégie assumée. Dans ces pays, la majorité des doctorats se concentre dans les sciences, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques. La Chine illustre parfaitement cette logique puisqu’elle prévoit de produire près de 77000 PhD en 2025, soit presque le double des États-Unis qui en délivreront environ 40000. En 2022, Pékin avait déjà franchi le seuil des 50000, tandis que Washington plafonnait à 34000. Cette avalanche n’a rien d’un excès académique, un robinet cassé, puisqu’elle répond à un objectif clair. Au XXIᵉ siècle, des secteurs comme l’ingénierie, l’intelligence artificielle, la robotique et les technologies émergentes ne sont pas des fantaisies d’universitaires mais de véritables armes de souveraineté économique. L’histoire récente des « tigres asiatiques » le prouve, la montée en puissance suit toujours la même trajectoire.
Même en élargissant l’analyse aux autres diplômes, le constat reste inchangé. Les chiffres mettent en lumière une vérité essentielle. Les priorités d’une économie, celles qui conditionnent le développement et la transformation sociale d’une nation, se reflètent dans la trajectoire de son enseignement supérieur. L’enjeu ne réside pas dans le nombre de diplômes délivrés mais dans la capacité à comprendre vers où le pays décide d’orienter l’énergie de son savoir, la voie que prend, ou que l’on choisit de tracer, pour canaliser la lave encore en fusion de la connaissance.
Balance : l’éclat compte
Beaucoup pourraient croire que je prêche qu’il suffirait à la RDC de produire davantage de PhD, surtout dans les sciences, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques, pour rattraper son retard. Ce raisonnement revient à croire que la valeur d’un diamant se mesure uniquement à sa taille. Une pierre gigantesque peut ne rien valoir si sa pureté est médiocre, alors qu’un éclat minuscule, parfaitement taillé, peut illuminer le monde. La vraie question se trouve ailleurs. Le véritable défi n’est pas d’augmenter le volume, mais de savoir comment mesurer la qualité d’un système éducatif. Et certainement pas en testant les étudiants à répétition ni en distribuant des distinctions à des professeurs auto-proclamés « éminents ». J’étouffe souvent, presque étranglé, en assistant à des vernissages où l’on célèbre des ouvrages ou des articles qui, sous d’autres cieux, ne franchiraient même pas le seuil d’une bibliothèque universitaire.
Regardons encore la Chine, puisque c’est elle qui fixe désormais la barre que nous devons apprendre à franchir, que nous devrions viser à dépasser dans l’avenir. Selon les classements les plus récents, elle confirme sa montée fulgurante sur la scène académique mondiale. Dans le classement général des meilleures universités, la Chine place désormais 15 établissements dans le top 100, contre 13 l’année précédente. Mais le plus spectaculaire se joue dans les sciences, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques. La Chine aligne 42 universités parmi les 100 meilleures au monde dans ces filières, dépassant même les 36 institutions américaines. Pékin ne forme pas des diplômés pour gonfler des statistiques ; elle façonne des élites capables de transformer l’économie nationale et de redéfinir les rapports de force mondiaux.
Pour la RDC, la vraie question devient presque embarrassante. Comment expliquer qu’aucune université congolaise ne figure dans le top 100 mondial et, pire encore, qu’aucune ne parvienne même à se hisser dans le top 100 africain ? Comme diraient les Kinois, « tozo peser te ». Cette absence n’a rien d’un hasard ; elle traduit un choix collectif de la médiocrité assumée, nourri par une paresse académique entretenue et applaudie, ou par la peur de se confronter aux standards des économies avancées. Il est plus confortable de s’accrocher à nos vieilles gloires et de jouer aux géants nains de la région, un rôle dans lequel nous échouons lamentablement. Aussi longtemps que nous continuerons à produire des doctorats sans stratégie, sans infrastructures solides et sans lien avec les besoins économiques et technologiques mondiales, surtout dans les secteurs à revenu élevé, de notre époque, nos « diamants » resteront ternes et sans éclat. L’enjeu ne réside pas dans le fait de creuser davantage, mais dans notre capacité collective à tailler mieux.
Boussole : mea culpa ?
Le Plateau des Professeurs, à Kinshasa, était une bulle hors du temps, un monde à part. C’était un point de jonction, un carrefour où se retrouvaient des familles revenues des quatre coins du globe, ramenant avec elles des manières, des accents et des rêves forgés à Bruxelles, Paris, Montréal ou New York. Ailleurs, il existait bien quelques enclaves d’élite, mais aucune ne dégageait le même parfum de privilège, bâti sur une présomption d’omniscience, que ce microcosme perché sur la colline. Même si nous allions tous à l’école de Mont-Amba, véritable temple d’une caste émergente, une fracture persistait entre les enfants des professeurs, les enfants de maisons et les autres. Cette hiérarchie non dite façonnait déjà nos ambitions, nos amitiés et nos illusions.
Sous Mobutu, posséder un PhD ou un doctorat suffisait pour être propulsé dans les hautes sphères du pouvoir. Les ambassades recrutaient au nom de la nation et envoyaient des cassettes où résonnait la voix envoûtante d’Abeti chantant « Zaïre oye », tandis que ceux qui avaient manqué ce train étaient repérés dès leur arrivée à Kinshasa et projetés directement dans les bureaux politiques du MPR. Chaque nomination semblait se décider dans les ruelles du quartier. La Mercedes venue chercher un enfant pour la gloire pouvait, le lendemain, s’arrêter devant la maison voisine si l’humeur du maréchal avait changé. Pendant ce temps, nos mères, et trop souvent nos marâtres, arboraient des liputa dernier cri pour se rendre aux concerts d’OK Jazz, où Franco Luambo, entre deux solos, hurlait au dictateur des mélodies sirupeuses.
Tout semblait irréel, et pourtant tout était réel, comme un culte célébrant ces villageois en abacost, devenus nouveaux colons par procuration, remplaçant les évolués d’hier. Puis la bulle s’est effondrée. Les ballets, les Mercedes, les fêtes et les appétits démesurés ont englouti les fortunes et hypothéqué l’avenir de toute la nation. La génération de nos pères et mères, pourtant plus décorée de diplômes que celle de leurs parents, nous a trahis. Ils avaient des titres mais pas de projet, des diplômes mais pas de vision, des fonctions mais pas de mission. Ils se rêvaient « grands profs », se voyaient universitaires, mais le « muzungu » ne leur avait jamais appris à être des intellectuels au sens plein. On leur avait vendu l’illusion que les diplômes suffisaient, et le système ne les avait jamais forcés à prouver le contraire.
De cette faillite silencieuse est née une tragédie plus insidieuse encore. Des cohortes entières d’étudiants venus des provinces et des quartiers moins privilégiés ont, de près ou de loin, entrevu l’éclat de cette bulle et en ont pris note. Convaincus d’avoir trouvé la recette pour gravir la colline des savoirs, ils n’y ont vu qu’un mirage à reproduire. Ils rêvaient d’entrer dans la bulle, d’en goûter les privilèges sans mesurer le prix payé par la nation. Pour eux, le diplôme n’était plus un outil de savoir mais un passeport express vers les cabinets ministériels et une clé pour accéder aux trésors publics. Malheureusement, certains ont bel et bien réussi à s’installer au volant du pouvoir et tentent aujourd’hui d’accomplir en un mois ce que d’autres ont mis toute une vie à construire. Cette folie collective s’est propagée comme une épidémie, contaminant tout le pays, jusqu’à transformer le savoir en simulacre et l’ambition nationale en caricature.
Tout ne se paie pas ici-bas, pourtant chaque choix façonne nos chaînes
Le plus dramatique, c’est que les enfants issus de cette même caste de professeurs semblent, encore aujourd’hui, se retrouver en haut de l’affiche. Cette reproduction sociale alimente les sacrifices insensés de familles qui se ruinent ou pillent le trésor public pour envoyer leurs enfants « se hisser au même niveau », croyant leur offrir une égalité de chances. Mais la désillusion est brutale. Une fois le diplôme obtenu, les promesses de catapultage s’évanouissent. On ne devient plus ministre ou gouverneur de la banque centrale simplement parce qu’on détient un diplôme d’une université belge ou américaine. Et pendant ce temps, ces jeunes diplômés, faute d’un projet national capable de les intégrer, deviennent inutiles à l’économie réelle. En RDC, le pays persiste à produire des parchemins plutôt que des cerveaux, érigeant des statues sans socle. On accumule les diplômes comme des trophées, mais on oublie de bâtir les fondations qui leur donnent un sens. La roue continue de tourner, mais elle tourne dans le vide.
Partir à l’étranger et obtenir un diplôme ne garantit plus de retrouver sa place au sommet du temple. Tous les enfants de professeurs ou de mobutistes qui ont eu la chance de se disperser à travers le monde avant, pendant et après la chute du premier système sont loin d’être devenus accomplis ou prospères, dans quelque sens que ce soit. La réalité dessine un tableau bien plus nuancé, surtout sous d’autres cieux où les titres ne suffisent jamais et où le mérite ne se proclame pas, il se prouve. Très peu ont obtenu un diplôme au-delà du secondaire et, parmi eux, seuls quelques rares ont réellement réussi à se hisser au sommet du Tshisekedisme.
Mais le problème dépasse le simple manque de capacité à canaliser l’énergie intellectuelle vers des secteurs stratégiques. Il tient aussi à une négligence structurelle. Une nation comme la RDC, dans son état actuel et sans vision claire, se condamne à l’impuissance. Même si l’enseignement supérieur s’alignait parfaitement sur les besoins économiques mondiaux, les réalités industrielles et les avancées technologiques, sans un écosystème solide pour absorber, valoriser et déployer ces expertises, chaque nouveau diplôme « Made in DRC », ou obtenu ailleurs par un Congolais rentré au pays, qu’il vienne d’une université physique ou en ligne, ne serait qu’une médaille creuse, incapable de transformer la société. Ce serait comme verser des seaux d’eau dans un volcan éteint.
Aussi longtemps que nous, Congolais, continuerons à confondre prestige et performance, nous resterons prisonniers de nos certificats poussiéreux, persuadés d’être grands alors que, dans les faits, le monde ne nous voit même pas.
Jo M. Sekimonyo
Économiste politique, théoricien, militant des droits humains, écrivain et chancelier de l’Université Lumumba.
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