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Suivez les baskets blanches: vous trouverez les talibans

En Afghanistan, les hautes baskets Cheetahs ont chaussé plusieurs générations de combattants; elles sont désormais un macabre symbole de la violente insurrection talibane.

Avec leur cuir blanc et leurs finitions vert et jaune, ces baskets relativement passe-partout sont un best-seller pour la demi-douzaine de vendeurs de chaussures sur le vaste bazar de Mazar-i-Sharif, la grande ville du nord du pays.

Si elles sont prisées, ce n’est pas parce qu’elles sont de la dernière mode. Pour beaucoup d’Afghans, ces baskets ne suscitent même qu’une seule émotion : la peur.

La raison de cela, c’est qu’elles sont plébiscitées par les combattants talibans comme symbole de statut social, devenant par là un des marqueurs macabres d’une guerre sans fin. On voit souvent leurs silhouettes blanches arpenter les champs de bataille afghans faits de terre, de sable et de sang.

Appelées “Cheetahs”, ou guépards, ces baskets sont produites par Servis Shoes, une des plus importantes fabriques de chaussures du Pakistan. Elles sont pensées pour les athlètes, ont été portées par des stars du sport, et sont le modèle le plus vendu de l’entreprise.

En Afghanistan, les insurgés armés de fusils les portent depuis des décennies, depuis la guerre soviéto-afghane dans les années 1980 jusqu’à celle lancée en 2001 par les États-Unis. Elles sont gravées dans les mémoires, tout autant que les morts et les destructions aveugles qu’a subies le pays depuis l’invasion du pays par l’Union soviétique en 1979.

Ces baskets sont devenues synonymes de violence, et surtout aux pieds des Talibans.

Au bazar de Mazar-i-Sharif, les étalages des vendeurs se succèdent en ordre rangé — c’est un véritable pôle commercial où l’on trouve des stands de kebabs, de matériaux de rénovation, des produits pharmaceutiques, des jouets pour enfants et des vêtements de tous les jours.

La popularité de ces baskets — vendues dans des boîtes instantanément reconnaissables de couleur blanche et bleue — est un fait rarement admis à voix haute. Mais on les trouve discrètement posées parmi les chaussures de marche et de course, les bottes et les sandales, une seule basket à la fois, exposée à l’avant des innombrables étalages qui bordent les allées faiblement éclairées du bazar.

Leur positionnement sonne presque comme un message subtil : “Vous pouvez en trouver ici, mais renseignez-vous discrètement.”

“Je ne demande pas”, répond Hashim Shingal, 36 ans, quand on lui demande qui achète ces baskets.

M. Shingal est l’un des rares vendeurs de chaussures à se sentir suffisemment à l’aise pour s’exprimer ouvertement. Pas moins d’une dizaine d’autres ont refusé de le faire, principalement par peur de devoir payer des impôts ou d’encourir les représailles des talibans.

Ces chaussures éveillent une certaine crainte jusque dans le cœur des villes les plus peuplées d’Afghanistan, y compris dans la capitale Kaboul.

“J’ai très souvent vu ces chaussures portées par les talibans”, raconte Mar Jan, qui habite la ville de Khost dans les montagnes de l’est de l’Afghanistan. Les membres des milices gouvernementales, certaines forces de sécurité, les criminels et les habitants des zones rurales, eux aussi, en achètent et les portent.

Servis (prononcé ‘Sarouis’) a créé sa gamme de baskets Cheetah au début des années 1980. Elles sont apparues en Afghanistan peu après.

Le général de brigade Khair Mohammad Timor, un ancien commandant insurgé qui a combattu le gouvernement afghan lorsqu’il était soutenu par les communistes, puis les talibans, avant de devenir chef de la police en 2011, raconte qu’il y a plus de 30 ans, son supérieur avait ordonné le port de ces chaussures pour donner à ses combattants une allure plus professionnelle.

Elles sont “devenues une tradition”, dit le général Timor, qui a été accusé de violations des droits de l’homme dans un rapport de Human Rights Watch en 2015.

À l’arrivée des forces américaines en Afghanistan en 2001, les Cheetahs sont rapidement devenues associées aux talibans, qui avaient pris le pouvoir en 1996 et les avaient adoptées dans la foulée.

Najibullah Aqtash, un commandant taliban dans la province de Kunduz, explique d’un ton monotone que “la plupart du temps, nous portons des chaussures blanches et la blancheur est un signe de paix”, avant d’ajouter que le blanc est également la couleur du drapeau des talibans.

Les troupes américaines appelaient ces basket les “Haqqani High-Tops”, du nom de la faction violente et criminelle du groupe dans l’est du pays et les zones tribales voisines du Pakistan. Elles arrêtaient souvent ceux qui les portaient pour les interroger. Les agents du renseignement prévenaient parfois les unités déployées en Afghanistan : Faites attention aux baskets.

Les forces américaines se retirent maintenant peu à peu de l’Afghanistan. Ce sont l’armée et la police afghanes qui mènent les combats, perdant des dizaines de soldats par semaine. Les quelque 2 500 militaires américains encore présents dans le pays se chargent des frappes aériennes.

De nos jours, le prix de ces chaussures oscille entre 13 et 25 dollars selon leur lieu de vente et selon qu’il s’agit de la marque Servis originale ou de contrefaçons chinoises — d’une ressemblance trompeuse mais de plus médiocre qualité. Quelle que soit leur origine, les baskets sont confortables et robustes.

Dans le sud de l’Afghanistan, en hiver, les combattants talibans délaissent fréquemment leurs sandales pour chausser des Cheetahs. Dans les régions plus montagneuses du pays, il arrive qu’elles soient portées toute l’année, pendant environ un an avant de devoir être remplacées, selon des membres des talibans.

Le moyen pour les talibans d’acquérir ces baskets — qui existent aussi en version basse et en noir — varie en fonction des régions, d’après plusieurs d’entre eux et des propriétaires de magasins.

Les commandants talibans du nord, de l’est et de l’ouest envoient d’habitude des chauffeurs de taxi ou des adjoints dans les centre-villes pour les acheter en gros à des vendeurs locaux comme M. Shingal. En hiver, sa meilleure saison, indique-t-il, il en vent environ 300 paires par mois. Ses clients viennent pour la plupart de districts situés en dehors de Mazar-i-Sharif, dit-il, où les combats entre les talibans et le gouvernement afghan se poursuivent.

Ses clients exigent presque toujours un reçu, précise-t-il.

Dans le sud, les commandants talibans se rendent au Pakistan et achètent les chaussures dans des villes frontalières comme Quetta ou Chaman.

Il y a environ deux ans, un commandant taliban de haut rang se rappelle qu’il préparait une opération contre une branche de l’État islamique dans le pays retranchée dans la province de Kunar. Le commandant prévoyait que la bataille serait difficile et il voulait que ses hommes puissent “se battent confortablement”. Il a dépêché des taxis à Jalalabad, une ville prospère dans l’est du pays, avec mission de lui rapporter 200 paires de Cheetahs.

Les talibans et le gouvernement afghan sont actuellement en pourparlers de paix au Qatar. Pendant que ces négociations progressent, les talibans se livrent à une campagne de propagande concertée pour prendre leurs distances avec les Cheetahs et tenter de paraître davantage comme une armée professionnelle — ce malgré leur passé de force insurgée responsable de violations des droits de l’homme, de leur oppression des femmes en vertu de leur interprétation sévère de la loi islamique et de leur participation récente à une campagne d’assassinats ciblés de civils à travers le pays.

Dans leurs vidéos et leurs images, on voit plutôt des uniformes et des bottes militaires, parfois le fruit de pillages, et des armes fournies par les États-Unis, en provenance de bases de l’armée afghane.

Les ventes de Cheetahs en Afghanistan se poursuivent néanmoins.

C’est au coeur de Kaboul, au premier étage d’une rangée de magasins, qu’on trouve les bureaux du seul importateur et distributeur de Servis autorisé en Afghanistan.

Servis importe officiellement les chaussures dans le pays depuis environ 25 ans, explique Omar Saeed, le directeur général de Servis jusqu’en 2019, qui siège maintenant au conseil d’administration de Service Industries Limited, la société-mère.

La société exporte annuellement normalement environ 200 000 paires de chaussures vers l’Afghanistan, affirme M. Saeed. Au Pakistan, le seul autre pays où les Cheetahs sont officiellement vendus, la société en écoule généralement plus d’un million de paires.

“Nous pensons que tout le monde les porte en Afghanistan”, a dit M. Saeed de ces baskets lors d’une récente interview téléphonique. “Nous ne les pensons pas comme des chaussures faites pour les talibans.”

L’entrepôt de Kaboul est le principal centre de distribution de ces baskets, qui sont cousues et collées ensemble dans une usine à Gujrat, au Pakistan, avant d’être expédiées de l’autre côté de la frontière.

Un homme âgé au bureau de Kaboul, qui ne veut pas donner son nom, prend un air inquiet lorsqu’on l’interroge au sujet des baskets et de son entreprise. Il refuse de répondre.

Dans la pièce exiguë et faiblement éclairée, les boîtes de Servis Cheetah s’empilent du sol au plafond.

Farooq Jan Mangal a contribué au reportage depuis Khost, en Afghanistan ; Taimoor Shah depuis Kandahar ; Asadullah Timory depuis Herat ; Zabihullah Ghazi depuis Jalalabad ; Najim Rahim depuis Kaboul ; et Salman Masood depuis Islamabad, au Pakistan.

Thomas Gibbons-Neff est un correspondant du New York Times au bureau de Kaboul et un ancien fantassin de la Marine.

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