Tribunes Économiques

RDC- l’erreur fatale des politiques de développement : Accent grave sur l’entrepreneuriat, accent muet sur l’ingéniorat

En RDC, mon véritable péché n’est pas d’avoir parlé avec ferveur d’entrepreneuriat, ce mot qu’on répète comme une incantation magique censée effacer des décennies de sous-développement. On organise des forums en grande pompe, persuadés que l’avenir du pays se jouera dans la soi-disant « création d’entreprise ». Pendant que nous célébrons le commerce de petits produits, peut-être en raison de l’absence des produits de hautes gammes ou d’idées originales véritablement “made in RDC” et portées par le savoir-faire congolais, dans cette euphorie d’apparat, nous négligeons pourtant un point essentiel, relégué dans l’ombre comme une variable secondaire. Cette négligence est une erreur structurelle aux conséquences profondes.

Je sais bien que sans une capacité locale à concevoir, produire et transformer, l’entrepreneuriat ne peut bâtir aucune base solide et se réduit à un décor vide, un mirage qui brille sans jamais offrir de substance. Mon véritable péché a été de croire que cette partie cruciale du schéma, l’ingéniorat, est parlée, débattue et décryptée par ceux qui devraient s’en préoccuper le plus, les décideurs, les universités, les politiques publiques et, plus encore, les ingénieurs eux-mêmes. Puis j’ai levé les yeux, observé, écouté, et j’ai découvert, à mes dépens, que je m’étais profondément trompé.

On s’obstine à vouloir que tout le monde se fasse appeler entrepreneur, comme si cela sonnait plus prestigieux que commerçant, et l’on vend des illusions d’ascension sociale emballées dans des discours creux. On glorifie le « créateur d’entreprise », on organise des ateliers, des concours de pitchs et on répète des slogans sur « l’innovation », mais la plupart de ces initiatives échouent à lever des fonds, même symboliques. Pendant ce temps, la formation d’ingénieurs, la production technologique et la recherche appliquée restent marginalisées et sous-financées. Ce qui devrait être au cœur de notre stratégie nationale pour bâtir une économie solide et souveraine n’a pratiquement aucune place dans nos débats, ni dans nos budgets, ni dans nos argumentaires collectifs.

Prêt-à-porter

Les raccourcis vers le développement ont toujours un coût élevé, même lorsqu’on refuse de le voir. Un régime congolais après l’autre se félicite d’inaugurer un édifice flambant neuf, de couper le ruban d’une route fraîchement bitumée ou d’admirer un chantier livré dans les délais. Ces réalisations sont brandies comme des victoires nationales, alors que tout a été conçu et construit par d’autres, mais financé par nous sous forme de prêts aux intérêts élevés ou d’une hypothèque déguisée de notre souveraineté. Les Congolais se bercent ainsi dans l’illusion d’un progrès qui, en réalité, n’est qu’un progrès emprunté, fragile et dépendant.

Le Centre financier de Kinshasa et le musée national en sont des exemples frappants. On les vante comme le symbole d’une capitale qui se modernise et d’un Congo tourné vers l’avenir. Pourtant, derrière les façades vitrées et les discours officiels, la réalité est implacable. Les plans d’ingénierie viennent d’ailleurs, les entreprises de construction sont étrangères, les matériaux essentiels sont importés et les bénéfices générés par le chantier repartent vers les pays qui l’ont financé. Le skyline change, mais il ne raconte pas notre histoire. Il met en scène celle des nations qui bâtissent à notre place et qui récoltent les fruits de notre immobilisme.

Les institutions refusent d’intégrer l’ingéniorat local dans leurs priorités. La CENI, chargée de garantir notre souveraineté électorale, illustre parfaitement cette logique. Plutôt que de stimuler l’écosystème technologique national, elle a préféré faire ses emplettes en Corée du Sud, achetant du matériel et des logiciels sans aucune réflexion sérieuse sur la sécurité nationale, sans débat sur la maîtrise des technologies, sans exigence de transfert de savoir-faire. Pendant ce temps, des initiatives locales comme Okapi, marque congolaise d’ordinateurs et de téléphones, restent ignorées et ne reçoivent aucun contrat public qui pourrait soutenir leurs ventes, développer leurs capacités et inspirer l’imagination collective.

Chaque projet livré « clé en main » ajoute une nouvelle couche de dépendance. La dette s’alourdit, le produit intérieur brut des autres pays se renforce et notre économie reste stagnante. Nous applaudissons des infrastructures qui brillent, mais ces trophées sont les témoins silencieux de notre incapacité ou paraisse politique à produire par nous-mêmes. La formation locale, le transfert de technologie et la montée en compétence et expertise des ingénieurs sont absents. Ce modèle de développement prêt-à-porter nous habille d’une modernité superficielle, mais le tissu n’est pas tissé ici.

Au rythme d’une modernité importée, sans jamais bâtir les fondations qui nous permettraient de la maîtriser, nous finirons par posséder des bâtiments modernes et des routes neuves, tout en continuant à importer les compétences, les expertises et les outils nécessaires pour les entretenir. Nous aurons les clés des immeubles, mais pas celles de notre avenir.

Apprendre du dragon

Hier le Japon et la Corée du Sud, aujourd’hui la Chine n’a pas bâti leur puissance en misant d’abord sur des « entrepreneurs inspirants » ou des « startuppers charismatiques ». Les pays qui ont réussi leur décollage économique ont compris une vérité fondamentale. Leur priorité a été d’investir massivement dans la recherche, l’ingénierie et la production technologique. Ce sont les ingénieurs qui ont tracé les routes, bâti les infrastructures, inventé les machines, conçu les logiciels et façonné les écosystèmes industriels qui les portent aujourd’hui au sommet. L’entrepreneuriat n’y a prospéré qu’ensuite, comme le fruit naturel d’une base industrielle robuste.

La RDC parie sur l’exact opposé du modèle des pays qui ont réussi leur décollage économique. Pour mesurer l’ampleur de ce désintérêt pour l’ingéniorat, il suffit de visiter l’ISTA, l’IBTP ou n’importe quelle faculté polytechnique du pays. Les bâtiments, en ruine mais à peine repeints pour sauver les apparences, abritent des laboratoires sous-équipés et mal adaptés à la compétition mondiale. Les bibliothèques qui manquent tout pour nourrir l’esprit critique. Quant aux enseignants, comme dans la plupart des institutions d’enseignement supérieur en RDC, souvent dépassés et impliqués dans des atteintes à l’éthique professionnelle ou des comportements sexuels inappropriés avec leurs étudiants, ils contribuent rarement à des productions académiques de haut niveau capables de nourrir un véritable débat intellectuel et manquent cruellement de motivation ainsi que de stimulation intellectuelle.

Maintenant, comparez avec une université chinoise. Lors d’une visite à Shenzhen, j’ai cherché le département d’économie d’une grande université et je l’ai traversé plusieurs fois sans même le remarquer, tant il paraissait insignifiant au milieu des blocs entièrement dédiés à toutes les branches de l’ingénierie. Les enseignants jouent un rôle central dans l’innovation scientifique et produisent des contributions académiques de premier plan qui enrichissent le discours intellectuel. L’essentiel des ressources, des budgets et de la fierté nationale était concentré sur les départements d’ingénierie, d’intelligence artificielle, de robotique et de design industriel. Là-bas, les ingénieurs ne sont pas un maillon parmi d’autres, ils sont au centre du projet national.

Depuis sa création en 2008, le Ministère chinois de l’Industrie et des Technologies de l’Information n’a été dirigé que par des experts issus de l’ingéniorat, des professionnels formés dans les disciplines techniques et technologiques. Li Lecheng, l’actuel responsable, incarne parfaitement cette stratégie nationale de transformation industrielle et numérique. Diplômé en fabrication mécanique automatisée, il a gravi tous les échelons, de simple technicien à ministre, grâce à son expertise et à son expérience dans le développement technologique. En RDC, la logique est inversée. On confie souvent la tête du ministère de l’Industrie à des responsables choisis pour récompenser des fidélités politiques, au détriment des expertises et d’une vision stratégique capable de préparer le pays aux défis économiques et technologiques du XXIᵉ siècle.

La Chine dicte déjà les règles dans les batteries électriques, les infrastructures intelligentes, l’intelligence artificielle, les semi-conducteurs et l’énergie verte. Elle ne contrôle pas l’industrie des voitures électriques en apprenant uniquement à vendre plus vite que les autres. Les Européens grincent des dents devant la domination chinoise dans les industries stratégiques actuelles et futures. Les États-Unis ont fini par en prendre conscience. Comme à l’époque de la course à la Lune, lorsqu’il a fallu rattraper l’Union soviétique après le lancement de Spoutnik, Washington injecte à nouveau des milliards pour regagner son avantage technologique face à la Chine. La compétition mondiale pour la suprématie ne se joue pas dans les conférences sur l’entrepreneuriat, mais dans les laboratoires d’ingénierie et les ateliers de production.

Il faut aller plus loin

Parler d’ingéniorat en RDC c’est encore à une phrase inachevée. C’est l’évoquer comme si sa finalité se limitait à ajouter de la valeur aux matières premières que nous exportons. Pourtant, cette obsession pour l’« added-value » n’est qu’une autre forme de servitude économique. Transformer localement ce que d’autres ont conçu, assembler des pièces que d’autres ont inventées, appliquer des brevets déposés ailleurs, tout cela nous maintient dans une posture de sous-traitants du progrès mondial.

Depuis des années, la RDC répète le même refrain sur la nécessité de raffiner localement ses matières premières. Dans les discours officiels, on parle de « créer de la richesse sur place », « transformer nos ressources » et « ajouter de la valeur » aux diamants, au cobalt, au cuivre ou au lithium. Cette rhétorique est devenue un slogan que l’on scande dans les conférences, les forums économiques et les promesses présidentielles. Mais derrière les mots, la réalité reste figée. La RDC peut extraire la pierre, la tailler et la polir localement, mais la vraie richesse revient à celui qui transforme cette pierre brute en objet de convoitise, en bagues de mariage, symboles de luxe, marques prestigieuses. C’est ce pouvoir de narration, de conception et de design qui capture les marges les plus élevées.

La Chine, elle, n’a jamais cherché à simplement ajouter de la valeur. Son ambition a toujours été plus haute, créer la valeur. Elle a investi massivement pour amener ses citoyens à penser en termes de conception et d’innovation, avec la rapidité et l’audace des économies les plus avancées. C’est tout un écosystème bâti autour d’un appétit national où la création prime sur l’exécution. Pendant que nous nous contentons encore d’inaugurer des usines d’embouteillage de sodas comme Pepsi ou de faire semblant de produire des bus Mercedes dont les brevets ne nous appartiennent pas, la Chine a développé ses propres marques, construit ses propres usines et conçu ses propres technologies. Elle ne se contente plus de participer à la chaîne mondiale de production ; elle en impose désormais les règles.

Et donc, tant que la RDC vise l’ajout de valeur plutôt que la création de valeur, nous nous condamnons à rester prisonniers d’un modèle qui nous maintient au bas de l’échelle, dépendants des innovations des autres et exclus de la définition des standards du futur. L’ingéniorat ne peut pas se limiter à améliorer ce que d’autres ont déjà inventé. Il doit nous permettre d’imaginer, de concevoir et de produire ce que le monde viendra chercher chez nous, pour que notre savoir-faire devienne enfin une référence mondiale et non une simple étape de sous-traitance.

Le futur appartient aux nations qui inventent

Les nations qui dominent aujourd’hui l’économie mondiale n’ont jamais bâti leur puissance en se contentant d’ajouter un peu de valeur aux matières premières ou en se glissant timidement dans la chaîne de production sans en définir la pertinence. Leur stratégie n’a pas été de suivre le progrès, mais de le fabriquer. Mettre l’accent sur l’entrepreneuriat sans former d’ingénieurs, c’est vouloir écrire le développement sans disposer de l’alphabet. Ce que les Congolais doivent retenir de l’exemple chinois, c’est que le destin économique d’une nation ne se joue pas dans des slogans séduisants, mais dans sa capacité réelle à imaginer, concevoir et maîtriser la technologie afin de libérer son capital humain et d’améliorer le confort collectif. Tant que la RDC continuera à reléguer l’ingéniorat au second plan, elle restera prisonnière de son sous-développement, livrant ses ressources pour enrichir les autres plutôt que de servir son propre essor.

Pour le dire autrement, l’entrepreneuriat sans ingéniorat ne peut en aucun cas produire de souveraineté économique pour un pays comme la RDC. Il ne fait que maintenir la nation dans une posture de simple consommatrice des goûts, des tendances et des caprices venus d’ailleurs, au lieu de l’élever au rang de productrice et de référence. Si nous voulons que les Congolais vivant en RDC sortent enfin de ce cercle vicieux, nous devons placer l’expertise technique et les capacités d’innovation au cœur de notre stratégie nationale en orientant une part significative du budget national vers la formation des ingénieurs, le financement de la recherche appliquée, la construction de laboratoires modernes et la création d’un écosystème où les idées se transforment en technologies, et où ces technologies deviennent de véritables leviers de souveraineté. Sans cela, nous continuerons d’applaudir des discours sur « l’innovation » pendant que l’essentiel, notre capacité à inventer, à façonner notre propre avenir et à bâtir un pays qui n’a rien à envier aux économies les plus avancées, restera muet.

Malheureusement, cette situation semble appelée à durer dans un pays où même des étudiants d’université, parfois déjà diplômés, considèrent qu’un article est “trop long” et préfèrent recevoir un savoir prémâché. On peut alors s’interroger sur la place qu’occupent encore la lecture approfondie, l’analyse critique et l’effort intellectuel dans leur formation. Et si lire représente déjà une contrainte, comment espérer avoir des innovateurs capables non seulement de disséquer les défis, mais aussi d’imaginer, de concevoir et de bâtir les structures et les technologies qui façonneront l’avenir ?

Jo M. Sekimonyo

Économiste politique, théoricien, militant des droits humains et écrivain. Actuellement chancelier de l’Université Lumumba.

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