Je me souviens être monté sur les plateaux de télévision congolaise en hurlant une phrase qui choqua, scandalisa, indigna : « Goma doit tomber ! ». Affirmer que la chute de Goma ne relevait ni d’une fascination pour la guerre ni d’un goût pour la provocation, mais d’une lecture froide de la trajectoire historique congolaise. Dans le tiers-monde, les rapports de force ne se rééquilibrent jamais par anticipation morale ou par lucidité stratégique. Ils ne se recomposent qu’une fois le point de non-retour franchi, lorsque le génie sort de la lampe car toute possibilité de correction préventive a disparu.

Goma est tombée sans provoquer de sursaut. Bukavu est tombée dans une indifférence tout aussi révélatrice. Il a fallu qu’Uvira, troisième ville économiquement stratégique de l’Est, bascule à son tour sous le contrôle du M23-AFDC, c’est-à-dire, disons-le sans détour, du Rwanda, pour que la réaction internationale se matérialise réellement. Comme dans le récit originel, le génie ne se manifeste qu’après avoir été invoqué à plusieurs reprises. La lampe a dû être frottée trois fois. Ce n’est qu’à ce stade que le génie est apparu, les États-Unis, signalant que le seuil jugé acceptable par les équilibres géopolitiques venait d’être franchi. Jusqu’alors, les chutes successives relevaient d’un bruit de fond tolérable. Avec Uvira, elles devenaient un événement systémique.

Cependant, la sortie du génie n’est qu’une étape. La question décisive demeure celle de son obéissance. C’est ici que se cristallise la tragédie congolaise contemporaine. Nos trois vœux collectifs, sécurité, paix, souveraineté, ne sont pas articulés autour d’un projet national délibéré, mais suspendus à la volonté, aux calculs, aux ambitions et parfois aux caprices d’un seul individu. La figure d’Aladdin ne renvoie pas à la nation souveraine, mais à l’homme qui concentre le pouvoir de décision. Toute l’architecture politique repose sur cette confusion fondamentale entre incarnation personnelle et volonté collective.

C’est à partir de ce constat que s’inscrit le présent essai de politique économique, consacré au pouvoir, à la guerre et à l’illusion de la souveraineté.

Aladdin – La personnalisation absolue du pouvoir

Comment une architecture nationale, sociale, politique et économique en est-elle venue à permettre à un président de concentrer un volume de pouvoir suffisant pour engager le pays dans des choix stratégiquement désastreux, y compris la guerre, sans contrepoids institutionnels effectifs ? Une telle configuration ne relève ni du hasard ni d’une dérive ponctuelle. Elle est le produit d’une érosion progressive et systématique des mécanismes de contrôle, depuis l’affaiblissement du Parlement jusqu’à la neutralisation des corps intermédiaires, en passant par une Cour constitutionnelle progressivement transformée en organe de validation plutôt qu’en instance de régulation.

Ce dispositif n’est pas apparu spontanément. Il a été méthodiquement réinstitué et huilé sous Joseph Kabila, dans la perspective d’un pouvoir appelé à se prolonger au-delà des limites constitutionnelles, avec l’ambition à peine voilée d’inscrire son règne dans la durée, à l’image de Mobutu Sese Seko. Ce qui avait été conçu comme un mécanisme de conservation du pouvoir a toutefois été repris, optimisé et pleinement exploité par Félix Tshisekedi, héritier d’une architecture institutionnelle déjà fragilisée, mais désormais opérationnelle dans toute sa verticalité.

Plus préoccupant encore que cette concentration du pouvoir soit le consentement tacite qui l’a accompagnée. Nous avons accepté qu’un seul homme puisse définir les termes de la paix, engager l’avenir national à travers des accords sécuritaires ou économiques à forte externalité intergénérationnelle, renégocier des contrats stratégiques majeurs sans consultation populaire structurée ni délibération parlementaire substantielle, parfois même en court-circuitant les procédures prévues par le Congrès. Dans un tel cadre, la paix cesse d’être l’expression d’une souveraineté collective pour devenir une transaction personnalisée, négociée dans des cercles étroits, opaques et peu redevables.

Dès lors, l’ensemble de l’ordre politique repose sur des variables individuelles. Le tempérament du décideur, son calcul électoral, son rapport intime à l’histoire et à sa propre postérité, sa capacité ou son incapacité à envisager une sortie ordinaire du pouvoir. Le destin socioéconomique et la stabilité politique de près de cent millions d’habitants se trouvent ainsi suspendus à l’équilibre psychologique d’un seul individu. À ce stade, il ne s’agit plus d’un État au sens institutionnel du terme, mais d’une lampe fragile, dont la cohésion dépend entièrement de la main qui la tient, et qui peut se briser au moindre choc.

Retour à l’État Indépendant du Congo ?

Parler d’un retour à l’État Indépendant du Congo ne signifie pas évoquer une restauration formelle du régime léopoldien, mais reconnaître la persistance de sa logique fondatrice. L’« indépendance » proclamée à la fin du XIXᵉ siècle n’a jamais désigné l’émancipation des populations congolaises. Elle a institué un espace juridiquement libre pour la prédation, dans lequel des acteurs extérieurs pouvaient disposer d’un territoire, de ses ressources et de ses habitants en dehors de toute contrainte politique effective. La souveraineté n’y était pas pensée comme un droit collectif, mais comme une autorisation d’extraction. Cette architecture ne s’est pas éteinte. Elle s’est déplacée, reformulée et juridicisée.

La dénonciation du génocide organisé sous Léopold II demeure indispensable, mais elle devient analytiquement incomplète si elle ne s’accompagne pas d’un examen des mécanismes intermédiaires qui ont rendu ce système opérant. L’État Indépendant du Congo s’est appuyé sur des chefs et des rois locaux engagés dans des traités de protection conclus dans une asymétrie juridique radicale. Ces accords instituaient une délégation de souveraineté permettant à un pouvoir extérieur de gouverner par procuration. Cette logique se manifeste aujourd’hui sous des formes plus sophistiquées lorsque des accords sécuritaires et économiques sont négociés hors du territoire congolais, notamment à Washington, en réponse à une violence déjà imposée sur le terrain.

Ce qui définissait fondamentalement l’État Indépendant du Congo n’était pas seulement l’extrême brutalité de ses pratiques, mais leur inscription dans une rationalité économique normalisée de déshumanisation. Mutiler, incendier, terroriser ne relevaient pas d’excès, mais d’instruments rationnels d’optimisation au service d’intérêts lointains et indifférents. Cette même rationalité persiste lorsque la souveraineté congolaise est mobilisée pour légaliser a posteriori des rapports de force militaires, transformer une agression en problème de stabilisation régionale et convertir la contrainte en contrat.

La souveraineté congolaise continue ainsi d’être utilisée moins comme un mécanisme de protection collective que comme un dispositif d’autorisation. Elle ne sert pas prioritairement à défendre la population, mais à rendre juridiquement possibles de nouveaux cycles de prédation, désormais contractualisés, financiarisés et légitimés par les registres du développement, de la sécurité ou de la coopération stratégique. Les accords signés à Washington entre la RDC, le Rwanda et les États-Unis s’inscrivent dans cette continuité historique, non comme une rupture, mais comme une actualisation contemporaine d’un mode de gouvernance où le Congo demeure l’objet, rarement le sujet, de la décision.

Le retour à l’État Indépendant du Congo ne doit donc pas être compris comme une régression accidentelle. Il constitue une continuité structurelle jamais véritablement interrompue, dans laquelle les formes institutionnelles évoluent tandis que la fonction demeure identique. Organiser l’accès aux ressources et à la stabilité régionale se fait au prix de la neutralisation politique et morale de la centralité de la vie congolaise elle-même.

Le génie prudent – La rationalité des échecs géopolitiques

Les États-Unis avancent leurs pions avec lenteur, méthode et discipline stratégique, souvent sans solliciter ni l’autorisation explicite du gouvernement congolais ni l’adhésion substantielle de la communauté internationale. Leur approche n’est ni improvisée ni guidée par une quelconque exigence morale. Elle repose sur une rationalité froide, transactionnelle et fondamentalement prévoyante, dans laquelle l’instabilité n’est pas un accident, mais une variable maîtrisée.

Washington sait avoir exercé une pression décisive sur Félix Tshisekedi afin qu’il renégocie les accords conclus sous Joseph Kabila avec la Chine, non pas sur une base strictement juridique, mais sur un registre moral délibérément asymétrique. Le discours mobilisé n’était pas celui du droit international ou de la souveraineté contractuelle, mais celui de l’injustice supposée faite aux Congolais, transformant la faiblesse structurelle de l’État en argument de renégociation. Cette posture, présentée comme protectrice, avait pour effet de délégitimer des engagements antérieurs sans offrir de cadre alternatif de construction institutionnelle durable.

Les décideurs américains savent également que Tshisekedi se trouve constitutionnellement à son dernier mandat et qu’il a lui-même contribué à sacraliser la norme de l’alternance à travers le slogan Kabila dégage, qu’il mobilisait contre toute tentative de prolongation du pouvoir. Sa sortie du jeu politique en 2028 est intégrée dans les calculs stratégiques. Dès lors, la question centrale n’est pas celle de la paix ou de la stabilité, mais celle de la robustesse des accords signés aujourd’hui face à une transition politique imminente. Autrement dit, comment sécuriser des intérêts dans un environnement institutionnel que l’on sait provisoire.

C’est dans ce contexte qu’émergent des options plus radicales, parmi lesquelles figure l’hypothèse d’un modèle inspiré de la Bosnie-Herzégovine, non pas sous la forme d’une présidence tripartite, mais à travers une tutelle internationale renforcée. Un tel dispositif permettrait à un représentant extérieur, au nom de la stabilité, de suspendre, d’interpréter ou de modifier des dispositions constitutionnelles par simple décision administrative. Cette perspective ne relève pas d’une dérive exceptionnelle, mais d’une solution jugée rationnelle face à un État perçu comme incapable de garantir la continuité des engagements pris.

Le génie prudent ne recherche pas la stabilité congolaise en tant que bien collectif. Il recherche la prévisibilité de ses intérêts. Dans cette logique, l’incertitude démocratique, la fragilité institutionnelle et la conflictualité chronique ne constituent pas des échecs, mais des paramètres exploitables. Le génie ne vise pas à refermer la lampe. Il veille à ce qu’elle reste suffisamment fissurée pour intervenir à tout moment, au nom de l’ordre qu’il a lui-même contribué à rendre nécessaire.

Ce qui est perdu

Nous hypothéquons la richesse nationale et celle des générations futures pour acheter une paix fragile, alors que la crise actuelle pourrait être réglée par les Congolais, pour les Congolais, par un simple acte de décision politique, à l’image du coup de téléphone qui permit à John F. Kennedy et Nikita Khrouchtchev de désamorcer la crise des missiles de Cuba, mais ici entre Congolais. Pourtant, une question décisive demeure absente du discours officiel comme des arguments avancés par la partie congolaise, qu’il s’agisse du gouvernement, de l’opposition, des Églises ou de la société civile.

Comment justifier que la République démocratique du Congo, pays identifié comme concentrant la plus forte pauvreté extrême au monde et figurant parmi les derniers rangs en matière de capital humain, soit sommée de prioriser le développement économique régional ? Sur quels corps sociaux une telle injonction repose-t-elle, et avec quels instruments réels de compensation ou de reconstruction ? Une coopération régionale fondée sur l’épuisement d’un seul pays, et surtout de celui dont les habitants comptent parmi les plus démunis et les plus affamés, par l’asymétrie et la contrainte, ne produit ni paix ni prospérité, mais accroît la frustration et l’humiliation de l’agressé, préparant ainsi l’instabilité future qu’elle prétend prévenir. L’immoralité d’un tel raisonnement n’a pas à être dénoncée par l’agresseur, par les acteurs prédateurs de la région ou par les puissances qui s’érigent en arbitres. Elle aurait dû constituer le cœur même de l’argumentation congolaise, et son absence révèle un échec qui n’est pas seulement diplomatique ou stratégique, mais profondément intellectuel de la part de l’ensemble de l’élite congolaise.

Patrice Lumumba, in semi-illettré, l’avait formulé avec une clarté stratégique remarquable dans son discours du 30 juin 1960 : « Chers compatriotes, soyez sûrs que nous pourrons compter non seulement sur nos forces immenses et nos richesses considérables, mais aussi sur l’assistance de nombreux pays étrangers, dont nous accepterons la collaboration chaque fois qu’elle sera loyale et qu’elle ne cherchera pas à nous imposer une politique quelle qu’elle soit. » L’assistance étrangère était ainsi pensée comme un échange fondé sur le savoir-faire, la formation et la construction nationale, et non comme un mécanisme de liquidation des ressources. La coopération devait constituer un levier d’autonomisation. Elle est aujourd’hui trop souvent conçue comme une substitution à la souveraineté.

Hier la Chine, tout comme aujourd’hui les États-Unis, disposent d’une capacité réelle à enseigner, structurer et accompagner. Ils disposent également d’une capacité éprouvée à exploiter lorsque les vœux ou la politique économique d’une nation le permettent. Pour le cas de la RDC, ce basculement ne relève pas d’une fatalité externe, mais d’une défaillance interne, celle de l’exigence politique. Il ne s’agit jamais d’apprendre à pêcher, mais de brandir rapidement des accords, des infrastructures symboliques et des promesses de croissance destinées à nourrir le prestige des régimes signataires et à assurer leur préservation politique. Les ambitions qui président à ces deals ne visent pas la transformation structurelle, mais l’illusion de la performance immédiate et la monétisation du pouvoir. Même après l’indépendance, et malgré les vagues successives de prétendues révolutions et de renouveaux proclamés, nous sommes demeurés dépendants du prêt-à-porter en matière de politique économique. Le peuple se satisfait trop souvent des intentions proclamées et des efforts affichés, au lieu d’exiger la pertinence des initiatives, leur fondement empirique et des résultats concrets et mesurables.

Miroir, miroir, miroir

À observer les pratiques actuelles du pouvoir, l’effacement du Premier ministre, l’opulence ostentatoire de certains ministres, ainsi que l’aisance corporelle affichée par le président de la République et le ministre des Finances, on pourrait croire que la situation économique est maîtrisée et que les indicateurs statistiques exagèrent la gravité de la crise. Cette mise en scène d’une prospérité administrative fonctionne comme un miroir flatteur, renvoyant au sommet de l’État l’image rassurante d’un pays gouverné avec succès. Pourtant, il suffit de marcher à Kinshasa pour que ce miroir se fissure. Le déclin ne se lit pas seulement dans les infrastructures délabrées, les routes impraticables, les écoles abandonnées ou les hôpitaux sous-équipés. Il s’inscrit aussi dans les corps et les esprits. L’état de santé physique et mentale de la population, la fatigue chronique, la précarité nutritionnelle et l’usure psychologique constituent des indicateurs autrement plus fiables que les tableaux macroéconomiques brandis dans les communiqués officiels. La réalité économique ne se mesure pas dans les discours, mais dans l’espace urbain et dans la vie quotidienne.

Plus profondément encore, je parle ici en connaissance de cause. Cette même élite qui a refusé ou soigneusement esquivé ma demande de produire une réflexion officielle à la hauteur du centenaire de Patrice Lumumba, à l’occasion d’une édition spéciale du journal Le Potentiel, est celle qui a su, dans le même temps, ériger en événement national la célébration de Mobutu Sese Seko, architecte d’une ethnocratie prédatrice. Ce contraste révèle une pathologie politique grave. Nous exprimons de la compassion envers des familles dont le confort fut financé par des décennies de pillage, tout en normalisant l’héritage d’un homme qui concevait l’État comme sa propriété privée, dans une logique qui rappelle celle de Léopold II. Cette dissonance mémorielle n’est pas anecdotique. Elle structure en profondeur notre rapport au pouvoir, à la violence et à la responsabilité historique.

Lorsque le duo de Rap le plus populaire est le MPR, symbole du parti unique et de la répression, sans en connaître la brutalité historique, tous les segments célèbrent le Mobutisme tandis que d’autres cultivent une nostalgie coloniale présentée comme synonyme d’ordre et d’efficacité, cela révèle une société en difficulté profonde avec sa propre mémoire politique. Cette complaisance envers la domination traduit une véritable économie politique du consentement à la souffrance, une forme de masochisme collectif intériorisé. Le génie est sorti de la lampe. La question décisive n’est plus de savoir s’il est apparu, mais si la nation saurait formuler des vœux capables de vaincre ses guerres internes, la pauvreté et l’effondrement du capital humain, ou si elle aurait la lucidité politique de lui retirer toute légitimité et de le renvoyer dans la lampe s’il tente, comme durant la guerre froide, d’imposer une domination indirecte en se faisant à la fois colon et parrain d’une dictature.

Jo M. Sekimonyo, PhD

Économiste politique, théoricien, militant des droits humains et écrivain. Chancelier de l’Université Lumumba.

roi makoko

Recent Posts

Chine : Message du président chinois Xi Jinping pour le Nouvel An 2026

À la veille du Nouvel An, le président chinois Xi Jinping a transmis son message…

2 heures ago

RDC–États-Unis : Partenariat stratégique ou architecture de sécurisation extractive ?

Pris dans son ensemble, l’accord institue une stratégie de croissance résolument structurée autour des minerais…

9 heures ago

France : Brigitte Bardot a incarné la femme moderne et défié les normes sociales

La mort de Brigitte Bardot, à l'âge de 91 ans , met un terme à…

2 jours ago

Myanmar : immenses opérations d’escroquerie en ligne prospèrent

L’Asie du Sud-Est est devenue l’épicentre de l’escroquerie en ligne mondiale, selon l’ONU, coûtant chaque…

2 jours ago

Crise en RD Congo : Il y a urgence de passer de la sous-traitance sécuritaire à la reconstruction institutionnelle ! (Tribune de Dr. John M. Ulimwengu)

Face à la persistance de l’insécurité à l’Est de la République démocratique du Congo, l’État…

2 jours ago