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Un raisonnement insidieux s’installe dans le débat politique congolais. Il consiste à relativiser la portée contraignante de la limitation constitutionnelle des mandats présidentiels en la présentant comme une règle adaptable aux circonstances. Sous couvert de pragmatisme ou de fidélité politique, ce raisonnement suggère qu’une norme fondamentale de la République pourrait être suspendue, différée ou redéfinie au nom d’impératifs supposément supérieurs. Ce type de discours ne stabilise pas l’État. Il en modifie silencieusement la nature. En prétendant préserver l’ordre, il introduit une instabilité de principe, car un pouvoir qui se réserve le droit de réinterpréter ses propres limites fragilise sa légitimité et crée les conditions mêmes de sa contestation.
Cette évolution ne se manifeste pas par une rupture brutale, mais par une acclimatation progressive de l’inacceptable. Des acteurs se réclamant de la proximité avec le pouvoir exécutif en viennent désormais à appeler publiquement le président Tshisekedi à demeurer en fonction au-delà de l’échéance de 2028. Ces appels sont enveloppés d’un langage de reconnaissance et de loyauté, invoquant tantôt les sacrifices consentis, tantôt la persistance des menaces sécuritaires. Ce qui est présenté comme un hommage relève pourtant d’un déplacement profond du rapport à la norme constitutionnelle. La règle cesse d’être une borne intangible et devient une variable politique soumise à appréciation.
Ce déplacement n’est ni neutre ni anodin. Appeler à la prolongation d’un mandat en dehors du cadre constitutionnel ne relève pas de l’expression d’une préférence politique. Il s’agit d’une incitation à la confiscation du pouvoir par des moyens non prévus par la loi. Dans un État de droit, une telle démarche constitue une rupture de l’ordre constitutionnel, indépendamment de la rhétorique qui l’accompagne. Qu’elle soit formulée au nom de la stabilité ou de l’intérêt national n’en atténue en rien la gravité. Ces prises de position sortent du champ du débat démocratique pour entrer dans celui de la subversion institutionnelle.
Le danger le plus sérieux réside toutefois dans l’effet politique recherché sur le chef de l’État lui-même. Ces discours ne sont pas de simples marques d’admiration. Ils mobilisent une frustration sociale réelle, nourrie par les difficultés économiques et l’insécurité persistante, pour la transformer en argument de légitimation personnelle. La confusion entre adhésion circonstancielle, détresse sociale et légitimité constitutionnelle expose le pouvoir à une erreur stratégique majeure. Y céder reviendrait non pas à consolider l’autorité de l’État, mais à déplacer le conflit social vers le centre des institutions, là où toute remise en cause de la règle devient une menace directe pour la survie de l’ordre républicain.
L’argument sécuritaire est autodestructeur
L’argument sécuritaire avancé pour relativiser le respect du calendrier constitutionnel repose sur l’idée qu’aucune élection ne saurait être pleinement légitime tant qu’une partie du territoire national demeure sous occupation. Présenté comme une exigence de cohérence territoriale, ce raisonnement introduit en réalité un précédent dangereux. Il conditionne la légitimité du pouvoir à un contrôle total de l’espace national, transformant ainsi la souveraineté en variable contingente. Or, ce principe n’a jamais été appliqué de manière absolue dans l’histoire politique récente du pays, pas même lors de l’accession au pouvoir du président actuel, élu alors que certaines zones, notamment Rutshuru et Masisi, n’avaient pas pleinement pris part au processus électoral.
En adoptant aujourd’hui ce raisonnement, le pouvoir central se place dans une posture d’auto-réduction politique. En affirmant qu’il ne peut engager l’ensemble du pays dans un processus électoral faute de contrôle intégral du territoire, l’exécutif se redéfinit implicitement comme une autorité partielle. Le président s’en trouve ramené, de facto, au statut de gouverneur général de l’Ouest de la RDC, tandis que les ministres nationaux voient leur fonction symboliquement rétrécie à celle de commissaires régionaux. Cette logique n’est jamais proclamée, mais elle opère silencieusement, érodant l’idée même d’un État unitaire.
Les répercussions sociales de cette posture sont profondes. Lorsque le pouvoir admet, même indirectement, qu’il ne gouverne pas l’ensemble du territoire, il entame la confiance des citoyens dans la capacité de l’État à les représenter collectivement. Cette perception alimente une fracture déjà sensible entre le centre et les périphéries, tout en renforçant le sentiment d’abandon parmi les populations de l’Est. À terme, ce n’est pas seulement l’autorité politique qui est affaiblie, mais le lien civique qui fonde l’appartenance nationale.
Sur le plan de l’économie politique, les conséquences sont lourdes et durables. Un régime qui donne l’impression de pouvoir s’affranchir de la Constitution et des lois lorsque celles-ci deviennent contraignantes ne fragilise pas seulement sa souveraineté territoriale, il sape la prévisibilité de l’ordre juridique. Le commerce comme l’investissement reposent sur la stabilité des règles, la crédibilité des engagements et la continuité institutionnelle. En laissant entendre que la norme suprême devient négociable selon les circonstances politiques, le pouvoir installe une incertitude systémique qui dépasse largement le champ institutionnel.
Cette incertitude se traduit directement dans les décisions économiques de long terme. Comment attirer des investissements directs étrangers durables, structurer des contrats à horizon étendu ou préserver la crédibilité de la monnaie nationale lorsque l’État apparaît incapable de se lier lui-même par ses propres règles ? Aucun investisseur sérieux, national ou étranger, n’ancre des capitaux dans un environnement où la hiérarchie des normes est perçue comme flexible. Les IDE se raréfient ou se renchérissent, le capital domestique adopte une logique de court terme, et la confiance macroéconomique s’érode, exerçant une pression persistante sur la monnaie et sur la capacité de l’État à financer son développement sans alourdir le risque pays. La remise en cause de la légitimité constitutionnelle ne reste donc pas cantonnée au débat juridique ou politique. Elle devient un handicap économique structurel, enfermant le pays dans un cycle où l’instabilité institutionnelle alimente la fragilité économique, laquelle, en retour, nourrit la tentation de nouvelles entorses aux règles.
La « passe en or »
L’un des éléments les plus probants des contradictions internes du discours officiel se trouve dans le précédent des examens d’État organisés en 2025. Malgré une situation sécuritaire dégradée et l’existence de territoires placés sous occupation partielle, ces épreuves nationales se sont tenues sans suspension générale ni remise en cause de leur portée. Leur organisation, leur encadrement et leur garantie ont été assurés par M23-AFC, et les résultats issus de ces zones ont été reconnus par le gouvernement central sans réserve quant à leur validité. Par cet acte administratif et politique, l’État a établi un précédent juridique implicite mais déterminant, selon lequel l’existence de contraintes sécuritaires locales n’interdit pas, en soi, la conduite et la validation d’un processus national dès lors qu’un dispositif de garantie est admis par l’autorité centrale.
Ce précédent emporte des conséquences institutionnelles majeures. En entérinant ces résultats, l’État reconnaît qu’il conserve une capacité administrative et normative sur l’ensemble du territoire national, y compris là où son contrôle sécuritaire demeure incomplet. Il affirme ainsi la continuité de l’ordre public administratif indépendamment de la plénitude de la souveraineté militaire. Dès lors, l’argument selon lequel l’organisation d’élections nationales serait juridiquement ou politiquement impossible en l’absence d’une maîtrise territoriale totale perd toute cohérence interne. Ce qui est présenté comme une impossibilité de principe apparaît comme un choix politique contingent, en contradiction directe avec les précédents que l’État a lui-même validés.
Cette dissonance nourrit mécaniquement un récit dont certains acteurs savent tirer avantage. En laissant entendre que les règles constitutionnelles peuvent être suspendues, différées ou réinterprétées selon les circonstances, le pouvoir nourrit un récit de dérive autoritaire qu’il ne maîtrise plus. La limitation des mandats, pourtant inscrite sans ambiguïté dans la Constitution, se trouve relativisée par un discours qui suggère que l’exception peut devenir la norme. La Constitution ne prévoit ni que le mandat présidentiel s’achève lorsque le chef de l’État estime sa mission accomplie, ni qu’il puisse être prolongé en raison d’un contexte jugé défavorable. Elle fixe une durée déterminée, objective et impérative. En s’en écartant, même au niveau du discours, le régime accrédite l’idée d’un pouvoir qui gouverne par ajustements successifs des règles, et fournit à ses adversairesles éléments constitutifs d’une accusation de dérive dictatoriale.
Le danger ultime réside dans les conséquences institutionnelles de cette fragilisation volontaire. En relativisant la portée impérative de la Constitution, le pouvoir se dépouille progressivement de son monopole de garantie électorale et ouvre un espace dans lequel d’autres peuvent prétendre s’ériger en arbitres du processus démocratique. Le précédent des examens d’État, organisés et garantis y compris dans des zones sous occupation partielle, fournit un cadre déjà reconnu par l’État lui-même. Transposée au champ électoral, cette logique crée les conditions permettant à Corneille Nangaa de se prévaloir d’une fonction de garant ou de décideur indirect du processus électoral de 2028, non en vertu d’une habilitation constitutionnelle explicite, mais par continuité normative avec des pratiques exceptionnelles que l’État a reconnues, admises et intégrées dans son propre fonctionnement.
L’ironie institutionnelle atteint ici son point d’équilibre. En s’attachant à démontrer que la Constitution peut céder devant les circonstances, le pouvoir se charge lui-même d’organiser les conditions juridiques et symboliques de sa dépossession. Corneille Nangaa n’a rien à conquérir, aucune autorité à arracher par l’initiative ou par la force. Il lui suffit d’attendre. C’est l’État qui, en banalisant l’exception et en traitant la règle constitutionnelle comme une variable d’ajustement politique, abdique sa fonction souveraine et s’expose à être remplacé comme garant de l’ordre qu’il affirme pourtant préserver.
L’autorité par la règle, non par la flatterie
Le principal danger qui menace aujourd’hui la RDC ne provient pas uniquement des groupes armés ou des pressions extérieures. Il réside aussi, et peut-être surtout, dans les discours et raisonnements produits au sommet de l’État et dans ses cercles de soutien, souvent portés par des acteurs qui furent hier proches, associés ou alliés de Corneille Nangaa, et qui se retrouvent aujourd’hui recyclés dans les réseaux du pouvoir. En banalisant l’idée d’une transgression constitutionnelle, selon des logiques déjà observées sous Joseph Kabila, ces discours affaiblissent les fondements mêmes de l’autorité qu’ils prétendent préserver. S’il ne tenait qu’à ces voix, le pays glisserait vers un retour de fait au système du parti-État hérité de l’ère Mobutu. Déjà, la formation des majorités, du FCC hier à l’Union sacrée aujourd’hui, procède moins d’accords politiques fondés sur des projets ou des programmes que de recompositions successives dictées par une loyauté inconditionnelle envers le chef de l’État, érigée en condition implicite d’accès au Trésor public et aux leviers de redistribution étatique.
Le respect de la Constitution n’est ni un luxe moral ni un geste symbolique. Il constitue une condition de survie institutionnelle, politique et économique. À force de vouloir sauver un homme, un mandat ou un régime par des accommodements successifs avec la règle, on expose l’État lui-même à une fragilisation durable, dont les conséquences dépassent largement le calendrier électoral et engagent l’avenir de la République.
Dans ce contexte, la responsabilité du chef de l’État est entière. Les appels à la remise en cause de la limitation des mandats, présentés comme des marques de loyauté, ne le protègent pas. Ils l’exposent. Ces flatteurs zélés déplacent sur sa personne le coût politique et juridique d’une transgression dont ils ne porteront jamais la charge. S’en désolidariser clairement ne serait ni un acte de rupture ni un aveu de faiblesse, mais l’exercice normal de l’autorité républicaine. Gouverner un État exige de s’entourer de voix capables de rappeler la règle, non de celles qui, sous couvert de fidélité, conduisent le pouvoir vers l’impasse constitutionnelle.
La RDC est enfin une nation économique appelée à négocier, investir, emprunter et planifier son avenir sur le long terme. Cette ambition est incompatible avec un ordre constitutionnel perçu comme modulable selon les circonstances. Aucun projet national crédible ne peut se construire lorsque la norme suprême devient une variable politique. En réaffirmant sans ambiguïté la primauté de la Constitution et en rompant avec les discours qui en affaiblissent la portée, le président ne perdrait ni autorité ni stature. Il renforcerait au contraire la crédibilité de l’État, la confiance des citoyens et la confiance économique sans lesquelles aucune souveraineté durable n’est possible.
Jo M. Sekimonyo, PhD
Économiste politique, théoricien, militant des droits humains et écrivain. Chancelier de l’Université Lumumba.
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