RDC : existe-t-il un scénario crédible dans lequel la plupart des parties choisiraient la paix ? (Tribune de Dr. John M. Ulimwengu)

Malgré la multiplication des accords de paix et des initiatives diplomatiques, la crise persistante à l’est de la République démocratique du Congo (RDC) continue de produire instabilité, violences et souffrances humaines. Cet article propose une lecture analytique de cette crise en combinant une cartographie détaillée des acteurs impliqués et une application de la théorie des jeux pour évaluer les conditions d’un scénario de paix durable.

Il montre que le conflit congolais résulte moins de défaillances ponctuelles que d’un système d’interactions stratégiques dans lequel de nombreux acteurs — nationaux, régionaux et internationaux — trouvent encore des bénéfices à la poursuite de l’instabilité. En identifiant les intérêts, leviers et vulnérabilités de ces acteurs, l’analyse met en évidence les limites des approches centrées sur des accords bilatéraux ou des solutions strictement sécuritaires. Elle suggère qu’une paix crédible ne peut émerger que d’un réalignement des incitations, transformant un jeu à somme nulle en un jeu à somme positive, où la coopération devient rationnellement préférable à la confrontation. L’article conclut qu’une paix durable en RDC dépendra de mécanismes crédibles de coordination, de contrôle et de redistribution des gains, ainsi que d’un recentrage effectif du processus de paix sur les besoins et le bien-être de la population congolaise.

Contexte

Sous l’égide des États-Unis, la République démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda ont signé un accord de paix censé ramener la stabilité dans l’Est du Congo. Officiellement qualifié d’« Accords de Washington », ce traité prévoyait notamment le retrait des troupes rwandaises du territoire congolais et la fin du soutien de Kinshasa aux rebelles hutus des FDLR, ainsi qu’une coopération économique autour des minerais stratégiques, avec l’implication des États-Unis. L’initiative a été saluée comme « historique » par ses parrains, mais la réalité sur le terrain a vite fait déchanter les espoirs. À peine l’encre du traité séchée, les combats ont repris de plus belle : la rébellion du M23, soutenue en coulisses par Kigali, a lancé une nouvelle offensive sanglante, s’emparant de la ville d’Uvira au Sud-Kivu et jetant sur les routes plus de 200 000 civils supplémentaires. En dépit des promesses, les troupes rwandaises ne se sont pas retirées et les milices continuent de semer la violence. Comme l’a résumé un diplomate, « les événements sur le terrain montrent la fragilité des initiatives de paix internationales. Les acteurs armés conservent la capacité d’étendre la guerre à leur guise, et ce sont les civils qui en paient le prix le plus élevé ». En clair, l’accord de Washington peine à produire les résultats escomptés, et l’est de la RDC demeure le théâtre d’un conflit aux multiples facettes.

La RDC est souvent décrite comme un « scandale géologique » tant son sous-sol recèle de richesses minières : cuivre, cobalt, coltan, or, diamants, sans oublier un immense potentiel hydroélectrique et des terres arables abondantes. Théoriquement, ce pays pourrait être l’un des plus prospères d’Afrique. Paradoxalement, il demeure l’un des plus pauvres du monde, avec plus de 60 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté. Ce paradoxe s’explique par des décennies de mauvaise gouvernance et de conflits qui ont empêché la population de profiter de ces ressources. Bien que le sous-sol congolais recèle pour des milliers de milliards de dollars de minerais, la population locale n’en tire pratiquement aucun bénéfice. Les gains du pillage minier alimentent la guerre plutôt que le développement : pendant que minerais et bois précieux sont exportés illicitement, les infrastructures restent en ruine et les services publics de base – écoles, hôpitaux, routes – sont délabrés. Les conséquences humaines sont dramatiques. Des familles entières sont déplacées par les affrontements, leurs moyens de subsistance détruits, contribuant à une insécurité alimentaire chronique. La criminalité prospère sur ce terreau de misère, et la population congolaise demeure enfermée dans une pauvreté endémique malgré l’immensité des richesses de son sol.

Au fil des décennies, la classe politique congolaise a développé une expertise pour se maintenir au pouvoir à tout prix. De Mobutu Sese Seko hier à Joseph Kabila puis Félix Tshisekedi aujourd’hui, les dirigeants ont souvent manipulé les mécanismes de gouvernance et les processus électoraux afin de prolonger leur règne bien au-delà des limites légales. Élections repoussées ou contestées, commissions électorales et tribunaux constitutionnels sous influence : autant de stratagèmes qui ont vidé de leur substance les contre-pouvoirs censés garantir la démocratie. Une étude du Groupe d’Étude sur le Congo notait déjà en 2018 la « mainmise de la présidence sur la commission électorale et la Cour constitutionnelle », rendant quasi inopérants les garde-fous institutionnels et ouvrant la voie à des scrutins sans crédibilité. En conséquence, les institutions nationales se sont affaiblies, incapables de résister aux chocs successifs. L’armée, en particulier, illustre cette déliquescence : minée par le clientélisme et le manque de moyens, elle est structurellement impuissante à sécuriser le vaste territoire national sans appui extérieur. Cette fragilité de l’État congolais a laissé le champ libre à des menaces existentielles qui le dépassent : rébellions armées récurrentes, insécurité chronique et ingérences étrangères. Sans appareil institutionnel solide pour y faire face, Kinshasa a progressivement été contraint de « sous-traiter » sa sécurité et sa stabilité à des acteurs extérieurs.

Cette dépendance vis-à-vis de l’extérieur s’est accentuée ces dernières années. La Mission des Nations unies (MONUSCO), présente depuis plus de 20 ans, agit comme un palliatif à l’impuissance de l’État dans l’Est, bien que son efficacité soit contestée et que son retrait soit désormais envisagé. Plus récemment, les voisins de la RDC et certaines puissances se sont directement impliqués : force régionale de la Communauté d’Afrique de l’Est déployée en 2022, médiations internationales à répétition, coopération militaire avec l’Ouganda contre les groupes rebelles… Jusqu’à cette scène peu banale où le président congolais a écrit au président américain pour proposer l’accès aux minerais congolais en échange d’une aide sécuritaire américaine. En clair, face aux conflits internes et à l’instabilité politique, les élites au pouvoir ont cherché du secours à l’étranger, quitte à monnayer les ressources nationales ou la souveraineté du pays contre des promesses de paix et de développement. Cette dynamique a toutefois un revers : elle multiplie le nombre d’acteurs impliqués dans le « jeu » congolais, enchevêtrant davantage un réseau d’intérêts déjà fort complexe.

Cartographie des acteurs de la crise congolaise : intérêts, leviers et vulnérabilités

Comprendre la crise persistante à l’est de la République démocratique du Congo (RDC) suppose de dépasser les lectures simplistes et de s’intéresser à l’enchevêtrement complexe des acteurs qui influencent, directement ou indirectement, les dynamiques de conflit et de paix. La situation actuelle n’est pas seulement le produit d’affrontements armés, mais le résultat d’un système d’interactions où chaque protagoniste poursuit des intérêts spécifiques, mobilise des leviers propres et fait face à des contraintes structurelles. Cette cartographie analytique propose une lecture d’ensemble des principaux acteurs impliqués, sans désignation de coupables uniques, mais avec l’objectif de mieux comprendre pourquoi les initiatives de paix peinent à produire des résultats durables.

1. Les élites politiques congolaises au pouvoir. Les dirigeants congolais en place ont pour priorité la stabilité politique interne et la continuité de l’exercice du pouvoir. Dans un contexte marqué par des défis sécuritaires majeurs et des attentes sociales considérables, ils cherchent à préserver l’autorité de l’État tout en maintenant des équilibres internes souvent fragiles. La rente minière, les partenariats internationaux et la reconnaissance diplomatique constituent des ressources essentielles pour soutenir cette stabilité. Le principal levier de ces élites réside dans le contrôle de l’appareil étatique : institutions politiques, finances publiques, forces de sécurité et administration territoriale. Ce contrôle leur permet de négocier avec les partenaires extérieurs et de se positionner comme interlocuteurs légitimes sur la scène internationale, notamment dans le cadre d’accords de paix ou de coopération sécuritaire. Cependant, ces marges de manœuvre sont limitées par des faiblesses structurelles persistantes : une armée confrontée à des problèmes de discipline et de formation, une administration fragilisée par des pratiques informelles, et une capacité réduite à assurer une présence effective de l’État sur l’ensemble du territoire. Cette situation crée une dépendance vis-à-vis de l’aide extérieure, tant financière que sécuritaire, exposant les choix stratégiques du pouvoir à des influences multiples.

2. Les leaders de l’opposition congolaise. L’opposition congolaise regroupe des figures politiques établies, des acteurs émergents et des représentants de la société civile. Leur intérêt commun est l’amélioration de la gouvernance, l’organisation de processus électoraux crédibles et l’élargissement de l’espace politique. Beaucoup s’appuient sur le mécontentement populaire face à l’insécurité persistante et aux difficultés socio-économiques. Leur principal levier est la légitimité populaire, renforcée par leur capacité à mobiliser l’opinion publique, à nouer des alliances avec des institutions influentes (notamment religieuses) et à interpeller la communauté internationale. Toutefois, l’opposition reste fragmentée, affaiblie par des divergences stratégiques, un accès limité aux ressources financières et une exposition à des pressions politiques. Cette position ambivalente place souvent les opposants face à un dilemme : soutenir certaines initiatives de paix portées par le gouvernement au nom de l’intérêt national, ou les critiquer au risque d’apparaître déconnectés des aspirations à la stabilité. Leur contribution à une paix durable dépendra largement de leur intégration effective dans un jeu politique plus inclusif.

3. Le Rwanda. Le Rwanda occupe une place centrale dans les dynamiques sécuritaires de l’est congolais. Sa principale préoccupation est la sécurité nationale, notamment la présence sur le sol congolais de groupes armés hostiles issus de l’héritage du génocide de 1994. Cette préoccupation a justifié, du point de vue de Kigali, des interventions directes ou indirectes en RDC. Parallèlement, le Rwanda a développé une influence économique significative dans les zones frontalières riches en ressources naturelles. Son levier principal est la performance de son appareil militaire et de renseignement, qui lui permet d’exercer une influence régionale notable. Sur le plan diplomatique, Kigali a longtemps bénéficié d’un capital de sympathie international. Néanmoins, cette position est aujourd’hui plus contrainte. Les accusations récurrentes concernant son rôle dans le conflit congolais affectent son image internationale et exposent le pays à des pressions diplomatiques et économiques. À moyen terme, la soutenabilité de sa stratégie dépendra de l’évolution du rapport de forces régional et de la crédibilité des mécanismes de paix.

4. L’Ouganda. L’Ouganda poursuit en RDC une stratégie à la fois sécuritaire et économique. Sa priorité est la neutralisation des groupes armés ougandais opérant depuis le territoire congolais, en particulier l’ADF. À cette fin, Kampala coopère étroitement avec Kinshasa dans des opérations militaires conjointes. En parallèle, l’Ouganda développe une politique d’intégration économique régionale, investissant dans les infrastructures transfrontalières et cherchant à accéder aux marchés congolais. Son double levier – militaire et économique – lui permet de se positionner comme un partenaire pragmatique. Toutefois, l’histoire des interventions passées et les décisions judiciaires internationales pèsent encore sur la perception de son rôle en RDC. Kampala doit également gérer ses relations avec Kigali afin d’éviter une compétition ouverte sur le sol congolais.

5. Le Burundi. Le Burundi intervient principalement pour des raisons de sécurité intérieure, cherchant à empêcher les groupes rebelles burundais d’utiliser l’est de la RDC comme base arrière. Sa participation à des dispositifs régionaux de sécurité lui offre un levier diplomatique et militaire, malgré des moyens limités. Son alignement avec Kinshasa s’inscrit dans une logique de coopération régionale, mais sa capacité d’influence reste conditionnée par l’appui financier et politique de partenaires plus puissants.

6. Les États-Unis d’Amérique. L’engagement américain en RDC répond à des considérations stratégiques, sécuritaires et économiques. Washington souhaite prévenir une déstabilisation régionale majeure tout en sécurisant l’accès aux minerais critiques nécessaires à la transition énergétique mondiale. Dans un contexte de rivalité avec la Chine, l’administration américaine voit d’un œil inquiet l’emprise grandissante de Pékin sur les ressources minières africaines. Facilitant un accord de paix en RDC, les États-Unis espèrent non seulement endosser le rôle du faiseur de paix, mais aussi ouvrir la voie à leurs entreprises pour qu’elles investissent dans l’exploitation minière congolaise de manière privilégiée. Le levier américain repose sur sa capacité diplomatique, son influence financière et sa faculté à offrir une reconnaissance internationale aux accords négociés. Toutefois, l’absence d’une présence militaire directe limite sa capacité à garantir la mise en œuvre des engagements pris par les acteurs locaux.

7. Les milices armées. Le paysage sécuritaire de l’est de la RDC est hélas peuplé d’une constellation de groupes armés locaux, souvent appelés Maï-Maï, aux motivations variées. Ces milices communautaires prétendent pour certaines défendre leurs ethnies ou leurs villages contre les agressions extérieures. D’autres se sont transformées en seigneurs de guerre exploitant les mines et rackettant les civils. Leurs intérêts sont souvent liés au contrôle territorial, à l’accès aux ressources et à la protection de communautés spécifiques. Leur force réside dans leur connaissance du terrain et leurs réseaux locaux. Cependant, leur fragmentation et leur dépendance à des soutiens informels limitent leur capacité à résister à des offensives coordonnées. Leur intégration dans des programmes crédibles de désarmement et de réinsertion demeure un enjeu clé pour toute paix durable.

8. Le M23. Bien qu’il soit techniquement une milice armée, le Mouvement du 23 mars (M23) mérite une catégorie à part en raison de son rôle central dans le conflit actuel. Rebellion à dominante tutsi, issue de l’héritage de précédents groupes (CNDP, etc.), le M23 revendique à l’origine une meilleure intégration des Congolais rwandophones et le respect d’accords signés en 2009 par Kinshasa. Le M23 occupe une place singulière en raison de son organisation, de son contrôle territorial et de ses soutiens extérieurs. Son objectif principal est de négocier depuis une position de force une reconnaissance politique et sécuritaire. Son levier principal reste l’appui logistique et militaire dont il bénéficie, tandis que sa faiblesse réside dans son isolement diplomatique et son manque de légitimité auprès d’une large partie de la population congolaise.

9. L’Europe. Les Européens n’ont pas d’agenda unique en RDC, mais on peut dégager quelques intérêts communs. D’abord, éviter une catastrophe humanitaire et migratoire : les conflits à l’est du Congo ont déjà provoqué le déplacement de plus de 7 millions de personnes, dont une partie pourrait chercher refuge dans les pays voisins voire au-delà. L’UE et ses États membres ont donc intérêt à soutenir la stabilité pour des raisons humanitaires et pour contenir d’éventuels flux migratoires incontrôlés. Leur influence s’exerce principalement par l’aide financière, la diplomatie et les sanctions ciblées. Toutefois, l’absence d’une politique unifiée limite leur capacité d’action stratégique.

10. La Chine. Ces deux dernières décennies, la Chine est devenue un partenaire majeur de la RDC, principalement dans le secteur minier. Pékin a signé avec Kinshasa d’importants contrats dits « infrastructures contre minerais » (par exemple l’accord Sicomines en 2008, échangeant la construction de routes et hôpitaux contre des concessions de cuivre et cobalt). La Chine privilégie une approche économique, centrée sur l’accès aux ressources naturelles. Son levier financier est considérable, mais son absence d’implication sécuritaire directe limite son rôle dans la gestion des crises. Pékin cherche avant tout une stabilité suffisante pour protéger ses investissements.

11. La population congolaise. Les 100 millions de Congolais sont les premiers concernés et devraient être les premiers bénéficiaires de toute initiative de paix. Le peuple congolais aspire avant tout à vivre en sécurité, à voir cesser des conflits interminables qui lui ont déjà coûté plusieurs millions de vies depuis les années 1990. Il souffre de la pauvreté, de la faim, du manque d’accès aux soins et à l’éducation, et de l’absence d’opportunités économiques en dépit des richesses naturelles du pays. Leur capacité d’influence repose sur la mobilisation citoyenne, la société civile et les institutions morales, malgré une vulnérabilité persistante.

12. Les multinationales. Un acteur souvent invisible mais déterminant du drame congolais est l’ensemble des entreprises et groupes industriels, congolais ou étrangers, qui profitent du chaos ambiant pour extraire à moindre coût les ressources du pays. Cela inclut de grandes compagnies minières (canadiennes, américaines, chinoises, européennes), des négociants en matières premières, des firmes d’exploitation forestière, etc. Leur intérêt est clair : maximiser leurs profits en accédant aux minerais (cobalt, or, diamants, bois tropicaux) à des conditions financières avantageuses. Les entreprises exploitant les ressources congolaises recherchent un environnement favorable à l’investissement. Leur influence financière est significative, mais elles sont de plus en plus exposées aux exigences de transparence et de responsabilité sociale.

13. Le Qatar. Enfin, le Qatar s’est affirmé comme un médiateur diplomatique, mobilisant ses ressources financières et sa neutralité relative pour faciliter le dialogue. Son rôle dépend toutefois de la coopération des acteurs régionaux et internationaux pour la mise en œuvre des accords conclus. L’intérêt du Qatar est multiple : sur la scène diplomatique, s’illustrer comme artisan de paix accroît son prestige (dans le prolongement de son rôle de médiateur en Afghanistan, au Soudan, etc.). Sur le plan économique, le Qatar a annoncé des investissements massifs en RDC (plusieurs milliards de dollars dans les secteurs agricole, minier, bancaire…) – une manière de se positionner sur un marché encore peu exploité par les pays du Golfe. S’il parvient à stabiliser l’est du Congo, l’émirat pourra tirer profit de ces engagements financiers.

La crise congolaise apparaît ainsi comme un système complexe d’interactions stratégiques. Toute solution durable nécessitera une compréhension fine de ces intérêts croisés, une coordination internationale renforcée et, surtout, une recentralisation des priorités autour des besoins de la population congolaise. La paix en RDC ne pourra être le produit d’un seul accord, mais d’un réalignement progressif des incitations de l’ensemble des acteurs concernés.

Vers un scénario de paix « gagnant-gagnant » pour la RDC

Après avoir cartographié le réseau d’acteurs et d’intérêts qui structure la crise congolaise, une question s’impose : existe-t-il un scénario crédible dans lequel la plupart des parties choisiraient la paix, et où le premier bénéficiaire serait la population congolaise ? La théorie des jeux offre ici un cadre utile : elle aide à comprendre comment chaque acteur évalue ses options, quels sont ses « gains » attendus, et dans quelles conditions une stratégie coopérative peut devenir plus attractive qu’une stratégie de confrontation.

L’objectif n’est pas d’imaginer une paix idéale, mais de concevoir un équilibre réaliste : un arrangement dans lequel le coût de la poursuite du conflit devient supérieur aux bénéfices attendus, tandis que la paix produit des dividendes tangibles. Autrement dit, il s’agit de déplacer la situation d’un jeu perçu comme « à somme nulle » (les gains des uns seraient nécessairement les pertes des autres) vers un jeu à somme positive, où la stabilisation crée de la valeur à partager — tout en acceptant une réalité : certains avantages liés à l’économie de guerre devront disparaître.

Un scénario de paix durable peut être pensé en deux mouvements complémentaires :

  • Aligner les incitations d’une majorité d’acteurs vers un objectif commun : stabilité, sécurité, relance économique et amélioration des conditions de vie.
  • Réduire la capacité de nuisance des acteurs qui resteraient durablement opposés à la paix, non pas par une logique punitive généralisée, mais en limitant leurs ressources, leurs soutiens et leur liberté d’action.

Dans cette perspective, la faisabilité du scénario dépend d’une idée simple : chaque acteur clé doit pouvoir identifier un “gain net” dans la paix, même si ce gain prend des formes différentes (sécurité, légitimité, commerce, investissements, influence diplomatique).

Le gouvernement congolais : autorité restaurée et dividendes de légitimité

Pour Kinshasa, la paix offre un bénéfice stratégique majeur : rétablir l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire et réduire la pression sécuritaire qui fragilise la gouvernance. Une stabilisation crédible permettrait au pouvoir en place de mettre en avant des résultats concrets — sécurité, reprise économique, relance des services publics — et de renforcer sa légitimité politique. Pour rendre ce choix rationnel et attractif, il faut toutefois que l’État dispose de garanties de mise en œuvre : mécanismes de supervision du retrait des forces étrangères, coordination régionale, dispositifs de désarmement et de démobilisation, et soutien international aux investissements de reconstruction dans les zones affectées. En contrepartie, un équilibre coopératif suppose quelques ajustements internes : renforcer la transparence dans l’utilisation de l’aide, améliorer la gouvernance locale, et créer des signaux crédibles de réforme. Ce type de concessions n’est pas présenté comme une rupture radicale, mais comme une assurance politique : elles augmentent la confiance, donc la probabilité que les communautés locales et les partenaires internationaux s’engagent durablement.

L’opposition : ouverture politique et gains de crédibilité

Dans un jeu coopératif, l’opposition peut aussi trouver une trajectoire gagnante, à condition qu’une paix réelle s’accompagne d’un élargissement de l’espace politique. Une pacification durable impose souvent une meilleure inclusion : consultations nationales, institutions de suivi, éventuels mécanismes de transition ou de coalition élargie autour de réformes prioritaires (sécurité, justice, lutte contre la corruption, administration territoriale). Pour l’opposition, l’intérêt est double : contribuer à une stabilité qui bénéficie aux citoyens, et accroître sa crédibilité en apparaissant comme force de proposition plutôt que simple force de contestation. La théorie des jeux suggère ici un arbitrage rationnel : coopérer sur la paix et les réformes de base, tout en préservant la compétition électorale dans un cadre plus crédible une fois la situation sécuritaire stabilisée. Le gain collectif augmente, et l’opposition conserve une possibilité réelle d’alternance par la voie pacifique.

Le Rwanda : sécurité frontalière et conversion des intérêts vers le commerce légal

Pour Kigali, un scénario coopératif doit répondre à une préoccupation structurante : éliminer toute menace armée transfrontalière. Dans un arrangement réaliste, cela implique des engagements vérifiables concernant les groupes hostiles, avec des mécanismes concrets (désarmement, rapatriement, neutralisation ciblée, coopération sécuritaire). En contrepartie, la coopération de Kigali suppose l’abandon d’une logique d’influence militaire ou indirecte en territoire congolais. Pour rendre ce choix rationnel, l’équilibre doit offrir une alternative crédible : bénéficier des gains économiques de la stabilité par des canaux légaux (commerce transfrontalier structuré, projets d’infrastructures, partenariats régionaux, chaînes de valeur formelles). Dans un langage de théorie des jeux, il s’agit de rendre la stratégie « coopérer » plus rentable à long terme que la stratégie « défection » (reprise du conflit ou soutien à des acteurs armés). Le rôle des garanties est crucial : incitations économiques d’un côté, coûts diplomatiques en cas de non-respect de l’autre. La paix devient alors un choix rationnel, non pas fondé sur la confiance, mais sur un calcul de gains et de pertes.

L’Ouganda : sécurité contre l’ADF et intégration économique régionale

L’Ouganda a intérêt à une stabilisation qui réduise les risques à sa frontière et qui consolide la coopération contre les groupes armés menaçant sa sécurité. Une région plus pacifiée facilite aussi l’ouverture de corridors commerciaux, la circulation, et la réalisation de projets d’infrastructures. Dans un scénario gagnant-gagnant, Kampala peut être encouragé à maintenir une posture coopérative en institutionnalisant la coordination régionale : partage de renseignement, mécanismes conjoints de surveillance, et engagements réciproques à ne pas tolérer sur son territoire des groupes hostiles aux voisins. La stabilité devient alors un bien commun régional : chacun y gagne en sécurité et en prospérité.

Le Burundi : neutralisation des menaces et bénéfices de stabilité locale

Pour le Burundi, l’intérêt est plus concentré : réduire la capacité d’action des groupes rebelles burundais actifs depuis l’est congolais, et stabiliser les zones frontalières. Dans un jeu coopératif, la paix signifie aussi moins de coûts militaires, moins de tensions, et davantage d’opportunités économiques locales (échanges, commerce, mobilité). Son influence est plus limitée, mais son alignement sur une solution régionale peut être consolidé par des clauses précises : surveillance des frontières, coopération policière, et participation à des dispositifs régionaux de stabilisation.

États-Unis et Europe : crédibilité diplomatique, stabilité régionale, reconstruction

Les partenaires occidentaux ont intérêt à un scénario de paix pour des raisons humanitaires, sécuritaires et économiques. Dans une logique de théorie des jeux, leur « gain » inclut aussi la réputation : contribuer à résoudre un conflit majeur renforce leur crédibilité, tout en ouvrant la voie à des partenariats économiques plus stables. Leur levier principal est double : financement (reconstruction, programmes DDR, services publics) et pression diplomatique (incitations et sanctions ciblées). Mais un point est décisif : ces acteurs ne peuvent être efficaces que dans une stratégie de coopération conditionnelle — soutien massif lorsque les engagements sont tenus, fermeté lorsqu’ils ne le sont pas. La cohérence, la durée et la coordination internationale pèsent souvent davantage que l’intensité de l’annonce initiale.

La Chine : intégrer plutôt qu’écarter

Dans un scénario réaliste, il est préférable d’éviter de créer un acteur « perdant structurel » qui chercherait à compenser ses pertes par des stratégies de blocage. La Chine, fortement engagée économiquement en RDC, a un intérêt évident à une stabilité minimale protégeant ses investissements. Elle n’a pas d’incitation naturelle à la guerre, mais elle peut résister à un rééquilibrage qui l’exclurait des bénéfices de l’après-crise. Une approche pragmatique consisterait à conserver une place économique à la Chine, tout en améliorant la transparence, l’équité et la conformité des projets. Autrement dit : rendre l’environnement plus régulé, sans transformer la reconstruction en compétition exclusive. Dans la logique des jeux, on réduit ainsi l’incitation à « saboter » et on favorise la neutralité coopérative.

Les entreprises multinationales : encadrer les règles du jeu

Les acteurs économiques liés aux ressources s’adaptent aux règles existantes. Le point clé, dans un scénario de paix, est donc de modifier la matrice des gains : rendre l’exploitation informelle et opaque plus coûteuse et plus risquée que l’exploitation légale et traçable. Cela passe par des normes de traçabilité renforcées, des contrôles, des obligations d’investissement local, et des mécanismes anticorruption crédibles. Les entreprises prêtes à respecter ces règles deviennent des partenaires de la paix (stabilité = sécurité d’investissement). Celles qui refuseraient peuvent être progressivement dissuadées ou écartées, non pas par un discours accusateur, mais par la force d’un cadre légal mieux appliqué.

Les groupes armés : intégrer, transformer ou neutraliser

Aucune paix durable ne peut coexister avec une pluralité d’armées autonomes contrôlant territoire, fiscalité et ressources. Pour ces acteurs, le scénario comporte généralement deux voies:

  • Intégration individuelle des combattants via des programmes DDR sérieux (désarmement, formation, emploi, réinsertion), éventuellement complétés par une intégration encadrée et sélective dans les forces régulières.
  • Neutralisation des factions irréductibles par une action coordonnée, en coupant leurs financements et leurs soutiens, et en réduisant leurs capacités opérationnelles.

Le point central n’est pas la force seule, mais la combinaison : alternative crédible pour les combattants de base, et isolement progressif des chefs qui persistent dans l’économie de guerre. La théorie des jeux rappelle ici une évidence : un acteur armé choisit la violence tant que celle-ci reste rentable ou protectrice. Il faut donc rendre la violence moins rentable et la sortie de guerre plus viable.

La population congolaise : le critère de réussite

Enfin, le cœur du scénario — et le critère de sa durabilité — demeure la population. Dans un langage de théorie des jeux, on cherche à maximiser son « gain » : sécurité, justice, services publics, opportunités, dignité. Cela implique des dividendes visibles : réhabilitation des routes, écoles et centres de santé ; retour et protection des déplacés ; sécurité quotidienne ; emploi ; et mécanismes de justice adaptés (poursuites ciblées, justice transitionnelle, réparations, reconnaissance des victimes). La participation citoyenne est également un stabilisateur : lorsque les communautés ont une voix dans le suivi des accords, la paix résiste mieux aux tentatives de sabotage.

Évidemment, ce scénario idéal reste complexe et semé d’embûches. Les dynamiques de méfiance accumulées depuis des décennies ne disparaîtront pas par enchantement. Chaque acteur peut craindre que l’autre ne respecte pas ses engagements – c’est le fameux dilemme du prisonnier à plusieurs inconnues. La théorie des jeux suggère ici d’instaurer des mécanismes de « contrôle et sanction » pour stabiliser l’équilibre coopératif. Cela pourrait prendre la forme d’une mission internationale de suivi de l’accord (impliquant, par exemple, l’ONU, l’UA, la CIRGL, voire des observateurs neutres comme la Suisse ou le Canada) qui vérifie le retrait effectif des troupes étrangères, la mise en œuvre du DDR, etc. En cas de déviation d’un acteur (par exemple, si le Rwanda réarme une milice en cachette ou si Kinshasa relâche la réforme de l’armée), des sanctions immédiates et graduées devraient être prévues : gel d’avoirs, embargo, suspension d’aides, etc., de manière à dissuader la trahison. À l’inverse, chaque étape franchie vers la paix pourrait déclencher des récompenses : levée des sanctions économiques, déblocage de fonds de développement, intégration progressive du Congo et de ses voisins dans des partenariats internationaux avantageux (programme de désendettement, accords commerciaux préférentiels, etc.). Ainsi, par un système de carottes et bâtons, on maintient le jeu sur la trajectoire coopérative.

Un autre facteur de réussite réside dans l’appropriation locale du processus de paix. Comme l’ont montré les échecs des précédentes médiations (Nairobi, Luanda…), aucun accord imposé du dessus ne tiendra sans l’adhésion des communautés de base. Il faudra donc prévoir de faire participer les Congolais de l’Est à l’élaboration des solutions : dialogues inter-communautaires, implication des chefs traditionnels, des représentants de déplacés, etc., pour traiter les griefs locaux (accès à la terre, cohabitation entre éleveurs et agriculteurs, justice pour les massacres, etc.). Ce travail de réconciliation et de reconstruction du tissu social est long, mais indispensable pour saper le terrain sur lequel prospéraient les milices. Un accord de paix durable devra se traduire par une amélioration visible dans les villages : retour des écoles, des centres de santé, fin des exactions. La paix se gagnera aussi dans l’esprit des gens, lorsqu’ils verront que leurs anciens ennemis ne sont plus une menace et que l’État reprend son rôle protecteur.

Enfin, n’éludons pas les acteurs à exclure. Dans notre scénario, certains joueurs n’ont pas de place : ceux dont l’intérêt réside uniquement dans le chaos – par exemple, les chefs de guerre criminels, les trafiquants internationaux qui prospèrent sur l’illégalité, ou les individus au sein même de l’État qui refusent de perdre leurs rentes corruptives. Ces acteurs-là feront tout pour saboter le processus, car une RDC pacifiée et régulée signerait leur défaite personnelle. Il faudra les mettre hors d’état de nuire. Cela peut passer par des arrestations (avec l’aide de mandats internationaux si nécessaire), des expulsions, ou des mesures fortes anti-corruption au sommet. C’est sans doute l’élément le plus difficile, car il touche à des intérêts criminels puissants. Mais l’histoire récente offre des exemples où des réseaux mafieux ont été démantelés sous la pression conjuguée de la justice et de la communauté internationale (on peut penser à certains seigneurs de guerre libériens ou sierra-léonais emprisonnés grâce aux tribunaux spéciaux). En RDC, l’appui de tous les autres acteurs coopératifs sera nécessaire pour neutraliser ceux qui choisiront la stratégie de la violence. C’est le prix à payer pour « assainir le jeu » et permettre à la grande majorité d’avancer vers un but commun.

Conclusion générale

La crise congolaise ne se laisse pas réduire à une succession de violences locales, ni à la responsabilité d’un acteur isolé. Elle est le produit d’un système complexe d’interactions stratégiques, forgé par l’histoire, la géographie, l’économie politique des ressources et la faiblesse persistante des institutions. C’est précisément cette complexité qui explique pourquoi les accords de paix successifs, aussi ambitieux soient-ils, peinent à produire des effets durables : ils traitent souvent les symptômes sans transformer les incitations profondes qui structurent le conflit.

L’approche proposée dans cet article invite à un changement de perspective. Plutôt que de chercher des solutions morales ou purement sécuritaires, elle suggère de raisonner en termes d’équilibres stratégiques. La théorie des jeux ne promet pas l’harmonie ; elle offre un cadre pour comprendre comment des acteurs rationnels, aux intérêts divergents, peuvent néanmoins converger vers la coopération lorsque celle-ci devient plus avantageuse que la confrontation. Appliquée à la RDC, elle montre que la paix est possible si — et seulement si — elle est rendue utile, crédible et profitable pour une majorité d’acteurs.

Cela implique d’accepter certaines réalités inconfortables : la paix suppose des compromis, une redistribution des gains, et la disparition progressive des rentes liées à l’économie de guerre. Elle exige aussi des mécanismes de contrôle, de sanction et de suivi capables de réduire la tentation de la défection. Mais surtout, elle impose un recentrage fondamental : la population congolaise ne peut plus être un simple objet des négociations, elle doit devenir le critère de réussite du processus.

Une paix durable en RDC ne naîtra ni d’un accord isolé ni d’une intervention extérieure ponctuelle. Elle émergera d’un réalignement progressif des intérêts, d’une appropriation locale réelle et d’une transformation du « jeu » lui-même. Lorsque la paix deviendra, pour la majorité des acteurs, la stratégie la plus rationnelle — économiquement, politiquement et moralement — alors seulement le Congo pourra espérer sortir durablement du cycle de la violence.

Dr. John M. Ulimwengu

Chargé de recherches senior – Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI)

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