Tribunes Économiques

RDC – Bravo, on vient d’être couronné : Champions du monde de… !

Félicitations à nous. La RDC vient de battre tout le monde, même le Yémen en guerre, même la Syrie en ruines, même le Soudan en flammes. Oui, nous sommes montés sur la plus haute marche du podium mondial, non pas pour la croissance, ni pour l’innovation, mais pour la pauvreté extrême. Une victoire sans trophée, mais avec des ventres creux. Pendant que d’autres creusent la terre pour en extraire du pétrole, nous avons creusé la misère jusqu’à atteindre le noyau. Et comme tout peuple fier de ses performances, nous y avons planté notre drapeau, droit dans le gouffre.

Dans les salons climatisés et sur les réseaux sociaux, la conversation tourne en boucle autour du taux d’échange. On commente la montée ou la chute du franc congolais avec la ferveur d’un match de foot, entre cris, paris et calculs à la virgule près. Personne ne remet en question l’autorité ni la moralité du gouverneur de la Banque centrale, lorsqu’il jette dans les flammes des millions de dollars tirés de nos réserves stratégiques de devises étrangères pour éteindre un feu imaginaire, celui qu’il prétend voir dans les rues mais qu’il alimente lui-même depuis son bureau. Le Congrès, censé l’autorité budgétaire, regarde ailleurs. Pendant ce temps, ni le gouvernement, ni l’opposition, ni le M23-AFC, ni l’Église, ni les médias, ni même la rue ne semblent troublés que le Congo soit devenu le premier pays au monde en pauvreté extrême. Le silence est assourdissant, comme si la honte nationale devait rester discrète pour ne pas déranger la routine. Le marché des devises captive davantage que celui des idées, et pendant que certains spéculent sur la valeur du franc congolais, des millions d’autres spéculent simplement sur la valeur d’un repas. On a fini par transformer le dollar en symbole de fierté et la dignité en variable d’ajustement, applaudissant la misère comme on célèbre une victoire économique.

Quand 85 % de la population vit dans l’extrême pauvreté, la misère n’est plus une blessure, c’est une identité. Et pourtant, beaucoup continuent d’applaudir. À chaque hausse du dollar, à chaque discours présidentiel, à chaque aboiement d’opposition, le peuple trouve encore la force d’applaudir sa propre agonie. Chacun choisit son camp de bruits, mais personne ne quitte la galère. On chante, on danse, on prie, on s’indigne à vide, mais jamais sur l’essentiel. Le peuple, lessivé, confond encore la résistance avec la résignation. Et le pays, lui, tourne en rond, le torse bombé, fier d’être le champion incontesté du monde… de la souffrance.

Débarque des économistes et des moralistes

Les Nobelisés de cette année, Mokyr, Aghion et Howitt, célèbrent l’innovation comme moteur du progrès, convaincus que la destruction créatrice, bien maîtrisée, peut régénérer la société. J’en conviens, mais avec une réserve essentielle : l’innovation n’est pas une émancipation lorsqu’elle naît dans une moralité défaillante. Ce que ces esprits brillants appellent croissance endogène repose sur une hypothèse naïve, celle d’un alignement moral entre institutions et citoyens. Or, dans des sociétés comme la nôtre, où la fatigue morale a remplacé la confiance civique, l’innovation ne crée plus, elle capture. Là où Mokyr s’émerveille devant la main invisible de la connaissance, je vois surtout l’ombre bien visible de la résignation. La vraie rareté au Congo n’est pas celle du capital ni de la technologie, mais celle de l’estime morale de soi, cette énergie invisible sans laquelle toute idée finit par servir le déséquilibre qu’elle prétend corriger.

Je me distingue aussi de Weber, de Gramsci et de Bourdieu, ces chirurgiens de la domination. Weber décrivait la cage d’acier bureaucratique, Gramsci l’hégémonie culturelle, Bourdieu l’habitus qui asservit sans chaînes. Tous avaient raison, mais aucun n’a osé sonder la faillite intérieure du citoyen. Ce n’est pas seulement le système qui produit la soumission, c’est le citoyen lui-même, épuisé, qui l’intériorise et finit par l’accepter comme un ordre naturel. Acemoglu et Robinson opposent institutions inclusives et extractives ; je leur réponds que cette distinction n’est qu’un reflet moral. Les institutions ne créent pas la vertu d’un peuple, elles l’exposent. Quand la Propension à Agir chute sous le Seuil d’Indifférence, la démocratie devient un théâtre, l’économie une illusion, et l’État un fantôme.

Espérer un Nobel d’économie ? il me faudrait peut-être devenir blanc, car le génie, dit-on, ne s’accorde pas à la peau noire quand il s’applique aux siens. On m’accuse déjà que je perds trop de temps et d’intellect à réfléchir pour des Congolais, des étourdis. Peut-être. Mais le temps finit toujours par juger ceux qui pensent contre l’habitude.

Le progrès sans réciprocité : une richesse sans valeur

Pour les esprits qui aboient dans la mauvaise direction et d’un ton bizarre, je dois dire que réduire le nombre de ministres ne réduit pas nécessairement le coût de fonctionnement de l’État, pas plus qu’une hausse des recettes fiscales ne garantit une amélioration de la vie du citoyen. L’efficacité institutionnelle ne se mesure pas à la quantité de portefeuilles supprimés, mais à la qualité morale de la dépense publique. Si les recettes augmentent mais que la santé, l’éducation et les services de base demeurent dans le coma, alors l’État ne fait qu’administrer sa propre survie. Vous confondez la comptabilité avec la gouvernance, les chiffres avec la justice. C’est ainsi, à force de bilans triomphants et de budgets sans âme, que nous avons gravi, sans effort apparent, le mont Kilimandjaro de la pauvreté extrême. Un exploit en soi ; atteindre les sommets du dénuement avec la discipline d’un alpiniste, mais sans jamais lever les yeux vers la dignité.

Tous les Congolais devraient comprendre un jour qu’aucun camp, ni la majorité au pouvoir ni l’opposition, qui changent de rôle et costumes du jour au lendemain, ne propose un véritable contrat social nouveau. Pendant la saison des campagnes électorales, chacun présente son projet de société, souvent dérisoire dans ses ambitions technocratiques, mais aucun ne refonde le lien moral entre l’État et le citoyen. Tous partagent la même croyance paternaliste : le peuple doit être dirigé, pas écouté ; consolé, pas respecté ; tenu en haleine, mais jamais en responsabilité. On se proclame République démocratique du Congo tout en rêvant, au fond, de rester les Ethnies Unies d’Afrique, prisonniers d’un tribalisme déguisé en unité nationale. Le citoyen est traité comme un enfant qu’il faut distraire à coups de promesses, de slogans et d’aumônes publiques. Ce n’est pas un dialogue, mais une garderie politique où l’on apprend la dépendance au lieu de la dignité. Dans cette mise en scène de la tutelle et de la complaisance, cette infantilisation mutuelle, le citoyen abdique son rôle de co-auteur du destin collectif pour devenir spectateur de son propre effacement.

Je crie partout dans le tiers-monde et sous les beaux cieux : « Le progrès matériel sans réciprocité est une richesse sans valeur ; l’équilibre moral sans croissance est une vertu sans vigueur. »

Cette pensée résume la fracture qui déforme le destin congolais, celui d’un pays à la fois riche démographiquement et en ressources, mais moralement appauvri par l’absence de réciprocité entre l’État et le citoyen. L’histoire économique de la RDC se lit comme une suite de promesses non tenues, d’envolées du cuivre, de fièvres du cobalt et de ruées vers le coltan qui n’ont jamais amélioré la vie du plus grand nombre. Le pays a produit de la richesse sans produire de bien-être, affiché la croissance sans créer de confiance, multiplié les chiffres sans élever les consciences. L’abondance a fini entre les mains d’une minorité, rompant le lien moral qui fonde la justice sociale. Dans une nation équilibrée, chaque progrès matériel se traduit par un progrès humain, une école qui forme, un hôpital qui soigne, un emploi qui donne sens, un État qui protège. En République démocratique du Congo, ou dois- je dire les Ethnies Unies d’Afrique, cette boucle vertueuse est rompue. Le citoyen offre sa force, sa jeunesse et sa foi, mais ne reçoit rien en retour. Il est l’actionnaire invisible d’un État sans dividendes.

Le cercle vicieux de la résignation

À force de vivre dans la survie, nous avons transformé la pauvreté en culture et la résignation en vertu. On se félicite d’être « forts », « résilients », « débrouillards », comme si la débrouille était une politique publique. Le malheur collectif est recyclé en fierté nationale. Le Congolais ne réclame plus la justice, il attend la chance. Il prie, il vote, il espère, mais il n’agit plus. La Propension à Agir (Pₐ) est tombée sous le Seuil d’Indifférence (T) : un peuple anesthésié par la faim, distrait par les querelles de palais et bercé par les promesses d’un État sans projet.

Le vrai combat du Congo n’est pas contre le FMI, ni contre le dollar, ni même contre les voleurs en cravate, c’est contre l’effondrement du contrat social intérieur. Le vrai changement ne viendra pas d’un plan d’urgence, ni d’un nouveau slogan politique. Il commencera le jour où la honte dépassera la faim, quand la dignité deviendra plus urgente que le pain, quand le citoyen refusera d’être spectateur de sa propre déchéance. Tant que la pauvreté restera un spectacle et non une blessure, le Congo restera roi d’un royaume sans trône. Le progrès ne viendra pas d’un plan de relance, mais d’un sursaut moral : celui d’un peuple qui cesse d’applaudir ses propres chaînes.

Jo M. Sekimonyo

Économiste politique, théoricien, militant des droits humains, écrivain et chancelier de l’Université Lumumba. Prix Nobel d’économie 2026 ?

Tableau. Perspectives comparatives élargies sur l’inefficacité institutionnelle

Penseur / ÉcoleObjet d’analyseCause de l’inefficacitéNiveau d’analyseMécanisme centralSolution implicite
Max Weber (1922)Bureaucratie rationnelleAliénation et rigidité procéduraleMésoRationalisation excessive (« cage d’acier »)Réintroduire l’éthique et la vocation dans l’administration
Antonio Gramsci (années 1930)Culture politiqueHégémonie morale et culturelleMétaConsentement par l’idéologieConscience civique contre-hégémonique
Herbert Simon (1947)Décision bureaucratiqueLimites cognitives et comportements de « satisfaction »MicroRationalité limitéeSimplifier la prise de décision ; encourager l’apprentissage organisationnel
C. N. Parkinson (1957)Croissance bureaucratiqueInertie et auto-justificationMicroExpansion automatique du personnelRéduire la hiérarchie et la taille administrative
Frantz Fanon (1961)Psychologie politiqueIntériorisation de la dominationMétaSoumission psychique et mimétisme socialDé-aliénation et éveil collectif
Michel Crozier (1963)Comportement bureaucratiquePeur de l’incertitude et paralysie des initiativesMésoCommunication circulaire et impuissanceFavoriser la communication adaptative et l’autonomie
Mancur Olson (1965)Comportement collectifCalcul individuel et passivitéMicroIncitation au « passager clandestin »Créer des incitations collectives
Albert O. Hirschman (1970)Réponses au déclin institutionnelDésillusion et inefficacité perçueMicroArbitrage entre « sortie », « voix », « loyauté »Encourager la participation civique (« voix »)
Pierre Bourdieu (1977, 1990)Reproduction socialeDomination symbolique et habitusMétaHiérarchie intérioriséePédagogie critique ; transformation symbolique
Douglass C. North (1990)Institutions économiquesDépendance au sentierMacroReproduction du statu quo par coûts de transactionRéformes progressives et adaptatives
Elinor Ostrom (1990)Ressources communesDilemmes d’action collectiveMésoAuto-organisation et confianceGouvernance polycentrique ; autonomie communautaire
Robert Putnam (1993)Capital socialDéficit de confiance civiqueMésoFaible densité associativeRenforcer réseaux et participation
Joachim Wehner (2021)Cabinets africainsClientélisme et fragmentationMésoDiffusion de la responsabilitéRationaliser la composition ministérielle
Acemoglu & Robinson (2012)Institutions politiques et économiquesCaptation élitaire et extractionMacroInstitutions extractivesConstruire des institutions inclusives
Jo M. Sekimonyo (2024)Contrat social interne / énergie morale civiqueÉrosion de la valeur morale de soi ; fatigue et indifférence collectivesMétaPₐ < T : affaiblissement de la réciprocité moraleRéveil civique ; recalibration morale ; réinvention du contrat social intérieur

Remarque : le tableau synthétise les principales approches théoriques de l’inefficacité bureaucratique et situe le cadre Sekimonyo (2024) dans cette généalogie élargie.

roi makoko

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