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La haute cuisine américaine, encore fermée aux femmes Noires

“On est confrontées à un tel patriarcat et à un tel racisme systémique.” Aux États-Unis, le parcours pour devenir cheffe en haute cuisine est bien plus difficile pour les femmes de couleur.

Il y a huit ans, Auzerais Bellamy a cru à la chance de sa vie : elle avait décroché un stage à la French Laundry, le restaurant de Thomas Keller mondialement connu de la Napa Valley, en Californie. Elle n’était pas rémunérée pour les deux jours qu’elle allait passer sous la supervision de l’équipe de pâtissiers, mais elle y voyait un lieu d’apprentissage idéal où, si elle était retenue, elle pourrait se former auprès de certains des meilleurs cuisiniers du secteur et affiner ses compétences.

“Pour être un grand joueur, il faut un bon coach, et je sentais que là-bas, je pourrais être bien coachée”, se souvient-elle.

Mme Bellamy, qui a grandi dans un restaurant familial de la Bay Area, était diplômée de l’Université des arts culinaires de Johnson & Wales, sur la côte est des États-Unis, et travaillait comme chef de partie à la Bouchon Bakery, une boulangerie plus décontractée appartenant à M. Keller à Yountville, en Californie. Mais on ne lui a pas proposé de rester à la French Laundry à l’issue de son stage. “Ils m’ont dit que je n’avais pas les compétences techniques pour y travailler.”

Elle est restée à la Bouchon Bakery, et a même déménagé à New York pour travailler comme demi-chef de partie dans sa succursale du Rockefeller Center, le complexe commercial de luxe sur la 5ème avenue. Et quand un poste de sous-chef pâtissier s’est ouvert à Per Se, le fleuron gastronomique de M. Keller sur la côte est, elle a postulé — pour s’entendre dire à nouveau qu’il lui fallait une expérience plus significative au sein de l’entreprise.

Le poste a été attribué à une jeune Asiatique extérieure au groupe de restauration, raconte Mme Bellamy, qui a 30 ans. “Ils l’ont même fait venir chez nous pour qu’elle me suive et qu’elle voit comment les choses se font à l’échelle de l’entreprise.”

Mme Bellamy a fini par tourner le dos au secteur de la restauration, et a même fait des ménages dans des appartements. En 2016, après qu’un de ses employeurs s’est extasié sur des biscuits qu’elle avait préparés, elle a ouvert une boulangerie à Brooklyn, Blondery. Avec le recul, elle n’est pas sûre, dit-elle, que son expérience aurait pu être différente.

“Comment faire comprendre aux gens qui ne vous encouragent pas qu’il faut vous soutenir?”, se demande-t-elle.

L’histoire de Mme Bellamy, qu’elle a racontée en 2016 sur le site Medium, résonne pour de nombreuses femmes Noires dans le monde de la grande cuisine. Elle et plusieurs autres interviewées ont confié que même après qu’on leur avait assuré que travailler dur serait synonyme de débouchés, elles ont vite senti qu’on les marginalisait et qu’on ne leur offrait pas d’opportunités de promotion. (L’entreprise Thomas Keller Restaurant Group n’a pas donné suite à plusieurs mails de demandes de commentaires.)

Sur les lieux de travail où elles sont minoritaires, nombre de femmes Noires disent se sentir souvent dans une situation paradoxale : invisibles pour leurs supérieurs, mais étudiées à la loupe par des pairs qui ont des attentes stéréotypées quant à leur comportement.

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Si la discrimination dans ce secteur d’activité est un problème à la fois pour les femmes et les personnes de couleur, elles disent être victimes des effets combinés du racisme et du sexisme. Et maintenant que les restaurants luttent pour leur survie dans le contexte de la pandémie, les opportunités sont encore plus rares pour elles.

L’an dernier, lorsque le mouvement Black Lives Matter a focalisé l’attention des États-Unis, nombre de restaurateurs et de grands chefs ont exprimé leur soutien à l’égalité raciale et se sont engagés à redoubler d’efforts pour diversifier leur personnel. Mais de nombreuses femmes Noires disent ne pas encore noter de changement significatif et se demandent même combien de temps tiendra la bonne volonté affichée.

Un rapport publié par la National Restaurant Association en 2017 (la dernière fois qu’elle a réalisé une telle étude) relève que les Noirs représentent près de 12% de l’ensemble des employés de la restauration, mais seulement 9,5% des chefs. (En comparaison, les hispaniques constituaient 25% de tous les travailleurs et 25% des chefs ; les Blancs non hispaniques 53% de tous les travailleurs pour environ 42% des chefs.)

En juillet, Restaurant Opportunities Centers United, une association de défense des droits des travailleurs de la restauration, a publié une étude montrant que les préjugés raciaux et sexistes se conjuguent pour compliquer l’accès des femmes Noires aux postes de direction. Prenant comme exemple les restaurants de Seattle, l’étude énumère plusieurs facteurs — embauche et formation ouvertement discriminatoires ; préjugés implicites parmi les employeurs et la clientèle ; réseautage et offres de formation insuffisantes — qui poussent de nombreuses afro-américaines à rendre leur tablier.

Les écarts d’opportunités s’accompagnent de disparités de salaires : un rapport de 2015 par la même organisation révèle que dans les cuisines californiennes, les femmes de couleur étaient payées 9,92 dollars de l’heure, contre 10,69 dollars pour les hommes de couleur ; les hommes blancs 12,24 dollars de l’heure et leurs homologues féminines 9,96 dollars.

“Ce que nous avons vu dans ce rapport, c’est que les restaurants les plus chers présentent de plus grandes inégalités, et qu’il y a des préjugés qui bloquent les gens à certains postes”, résume Nina F. Ichikawa, la directrice exécutive du Berkeley Food Institute, qui a collaboré à l’étude.

Tanya Holland, qui travaille dans la restauration depuis 1985 et est aujourd’hui directrice générale et propriétaire de Brown Sugar Kitchen à Oakland, en Californie, ne mâche pas ses mots : “Nous, les femmes Noires, on est confrontées à un tel patriarcat et à un tel racisme systémique.”

La plupart des cuisines haut de gamme sont organisées suivant la hiérarchie des brigades, créée au 19ème siècle par le chef français Georges Auguste Escoffier. Celle-ci définit le cheminement pour passer de commis à chef de partie, puis chef de cuisine, chaque nouvelle station étant l’occasion d’affiner ses compétences.

Pour gravir les échelons, un chef en herbe doit être remarqué, promu et, dans la mesure du possible, encadré par un cuisinier de rang supérieur, ce qui n’est pas toujours le cas pour les femmes, en particulier les femmes Noires, observe Mme Holland, âgée de 55 ans, qui est également l’animatrice de Tanya’s Kitchen Table, une émission culinaire sur la chaîne OWN.

Quand elle était cheffe de partie, se souvient Mme Holland, ses supérieurs la faisaient souvent travailler sur les stations froides (à la préparation de salades, par exemple), et rechignaient à lui confier des tâches de rang supérieur : “J’ai toujours été en quête de mentorat et de connaissances, et c’est tellement decourageant de se voir refuser ça.”

Pour acquérir plus de compétences, elle est partie travailler dans une série d’autres restaurants, où elle apprenait tout ce qu’elle pouvait et repartait quand elle sentait qu’elle ne pouvait pas y progresser davantage. “Avec de la détermination et du courage, j’ai fini par ouvrir mon propre restaurant”, se félicite-t-elle.

Aujourd’hui, même restauratrice et défenseure de la diversité au sein de ce secteur, elle a le sentiment d’être scrutée par ses employés et même ses pairs davantage que d’autres chefs, en partie parce qu’ils n’ont jamais travaillé sous l’autorité d’une femme Noire.

Récemment, dit-elle, un conseiller en affaires avec qui elle travaillait depuis longtemps lui a demandé si elle “avait la capacité d’assumer” un projet, insinuant qu’elle manquait de perspicacité. “J’étais bouche bée, j’ai trouvé cela tellement insultant. Personne ne demande à Jean-Georges ‘quelle est votre capacité’, vous voyez ce que je veux dire?”, s’indigne-t-elle, faisant référence au célèbre chef Jean-Georges Vongerichten. “Ma capacité est sans limites ; seules mes ressources sont limitées.”

La pression pour se démarquer dans une cuisine majoritairement blanche et masculine peut être intimidante, dit Nana Araba Wilmot, 34 ans, qui a été cheffe de partie au Coucou, le luxueux restaurant français du chef Daniel Rose dans le sud de Manhattan. Embauchée en 2016, Mme Wilmot a été la première femme Noire rôtisseure, avec pour mentor Justin Bogle, alors chef de cuisine.

Mais elle était sur la corde raide avec ses supérieurs et ses pairs, dit-elle. Elle s’efforçait de ne paraître ni trop confiante, ni trop passive, par crainte de confirmer des stéréotypes racistes. Pendant le service, elle parlait d’une voix plus forte et plus grave pour que d’autres chefs de partie ne lui reprochent pas d’être trop réservée quand elle lançait un “Oui !” pour confirmer avoir bien pris note d’une commande. Ou à l’inverse, elle se montrait plus douce quand elle s’adressait individuellement à ses collègues.

“Si j’arrivais sans le sourire, je passais pour ‘la femme Noire en colère’”, dit-elle. “Ma voix ne devait ni trop porter, ni pas assez, mais être à mi-chemin. Et j’avais l’impression que ce n’était pas seulement mon travail, mais un ensemble de choses qui se plaçaient en travers de ma montée en grade.”

Une fois, se souvient-elle, un supérieur blanc ne cessait de vérifier de très près ce qu’elle avait en main quand elle passait devant lui pour poser les assiettes sur le passe-plat pendant un service du soir. Quand elle lui a demandé d’arrêter, il lui a crié dessus devant le sous-chef et certains des autres chefs de partie. On l’a par la suite admonestée pour ne pas avoir respecté son autorité.

Stephen Starr, dont le groupe de restauration possède Le Coucou, a fait savoir par un porte-parole que : “Notre équipe enquête sur l’allégation portée et prendra les mesures nécessaires pour veiller à ce que les valeurs de notre entreprise soient respectées par toute l’équipe. Le comportement que vous décrivez à propos de cet incident est inacceptable et ne sera pas toléré par notre entreprise.”

Dans le monde de la grande cuisine, il y a encore très peu de femmes Noires qui se font un nom, à quelques exceptions près, comme Nina ComptonMashama Bailey et Dolester Miles (Mme Compton fut la première femme Noire à remporter le prix James Beard dans la catégorie Meilleur chef, en 2018).

Âgée de 28 ans, Aretah Ettarh, sous-cheffe à Gramercy Tavern, à Manhattan, dit que ses collègues lui demandent pourquoi il n’y a pas davantage de chefs Noirs, sans réaliser à quel point le secteur est particulièrement difficile pour les femmes Noires.

“C’est un problème blanc, et attendre de moi que je le résolve est frustrant”, estime-elle. “Les blancs ressentent toujours, toujours le besoin de se tourner vers la personne marginalisée pour avoir des réponses.”

En juin, 224 employés actuels et passés de la société mère de Gramercy Tavern, Union Square Hospitality Group, ont signé une lettre ouverte adressée au PDG Danny Meyer condamnant ce qu’ils perçoivent comme un soutien insuffisant de leur part au mouvement Black Lives Matter sur les réseaux sociaux, et l’exhortant à “adopter des systèmes qui apportent du soutien” aux employés Noirs, amérindiens et de couleur.

En réponse, l’entreprise a fait savoir que sa direction travaillait avec un expert des questions d’inclusion, le Dr James Pogue, pour sensibiliser à la lutte contre les préjugés. Elle s’est engagée à maintenir “la diversité et l’inclusion bien à l’esprit” lors de ses recrutements, selon une porte-parole, et à créer des “forums sanctuarisés , où chacun à U.S.H.G. peut engager des conversations délicates et difficiles sur les questions raciales ou les préjugés”. (Le mari de l’auteure de cet article a travaillé dans ce groupe de restauration par le passé, ndlr.).

Pour Mme Ettarh, ce dialogue est aussi important qu’un recrutement accru de personnel Noirs : “Je pense que le leadership blanc est très mobilisé pour embaucher des professionnels Noirs, mais ils doivent changer de culture”.

Assumer le passé doit faite partie intégrante de ce processus pour tous les restaurants, préconise-t-elle. “Ils sont, entre guillemets, transparents sur ce qu’ils veulent faire pour s’améliorer, mais pas transparents sur la façon dont ils ont laissé tomber tous les Noirs qui ont travaillé pour eux”, estime-t-elle. “Je pense que de façon générale, la grande cuisine ne fait pas un bon boulot pour soutenir ses employés.”

Certaines femmes n’ont pas attendu que la restauration se réforme.

Catina Smith, fondatrice de Just Call Me Chef, une organisation nationale créée il y a deux ans pour les femmes Noires du secteur de l’hôtellerie-restauration, compte des membres dans 10 villes et organise des événements en présentiel, parallèlement à sa communauté en ligne qui met en relation des femmes à travers tout le pays.

Mme Smith, 34 ans, anciennement cheffe de partie à Baltimore et maintenant cheffe à son compte et formatrice, explique qu’elle a créé le groupe parce qu’elle était choquée par la rareté des cheffes Noires dans les restaurants où elle avait travaillé. “Dans la dernière cuisine où j’étais, il n’y avait que des hommes blancs, et on avait l’impression que rien n’était vraiment pour nous”, relate-t-elle.

Mme Smith prévoit de tenir la première conférence du groupe en juin prochain à Baltimore, avec pour mission de fédérer les femmes Noires dans l’hôtellerie-restauration. L’objectif n’est pas de mettre l’accent sur ce qui leur a été refusé, mais de célébrer leurs talents et d’offrir des apprentissages aux jeunes cuisinières.

“Nous ne pleurons pas parce que nous ne pouvons pas accéder à ces lieux, nous disons simplement comment c’est pour nous”, explique-t-elle. “On ne veut pas de traitement de faveur. On veut simplement des opportunités.”

Comme beaucoup d’autres, Mme Wilmot, qui a travaillé au Coucou, dit qu’elle n’est plus intéressée par le milieu de la grande cuisine, car “ce monde-là n’est pas fait pour les femmes Noires”.

Mais Mme Holland, la cheffe chevronnée basée à Oakland, encourage les jeunes Noires qui la contactent à trouver la place qui leur convient. “Je leur dis que si quelqu’un veut vous former, restez”, déclare-t-elle. “S’ils vous privent d’opportunités ou d’argent, partez.”

Mme Holland a récemment été élue au conseil d’administration de la James Beard Foundation, convaincue qu’il s’agit d’une opportunité qui permettra d’élargir le groupe à d’autres femmes Noires.

“Il y a eu des moments où j’ai dit : ‘J’en ai ma claque’, mais je me dis : ‘Si moi je m’arrête, comment la prochaine génération va-t-elle y arriver?”

Korsha Wilson – The New York Times

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