La victoire décisive d’Emmanuel Macron sur Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle française du 24 avril 2022 n’est pas une surprise. Depuis plus d’un an, les sondages d’opinion le prédisaient. Dès avril 2021, les principaux instituts de sondage (Elabe, Harris interactive, Ifop, Ipsos) estimaient le score final du président sortant dans une fourchette de 54 à 57 % des suffrages. Et au moment de la dernière nuit, Macron a traversé tous les rebondissements de la campagne et en est sorti indemne, avec 58,8% des suffrages.
Le succès poursuit le thème du premier tour, lorsque Macron a terminé 4,5 points et 1,6 million de voix devant Le Pen, Jean-Luc Mélenchon étant à peine éliminé pour le second tour – il a remporté près de 22 % des voix , un seul point de pourcentage derrière le candidat d’extrême droite.
Le premier tour étant derrière lui, Macron savait qu’il pouvait compter sur le soutien d’un plus grand nombre de candidats (Valerie Pécresse, Les Républicains ; Yannick Jadot, Europe Ecologie Les Verts ; Fabien Roussel, Parti Communiste ; et Anne Hidalgo, Parti Socialiste) que Le Pen, qui n’a été soutenu que par les deux autres candidats d’extrême droite (Eric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan).
Alors que Mélenchon n’a pas appelé ses partisans à voter pour Macron, il a proclamé que « pas un seul vote » ne devait aller à Marine Le Pen.
Réélection sans pouvoir partagé
Emmanuel Macron échappe ainsi à la malédiction du « vote punition » contre le président sortant qui a conduit aux défaites de Valéry Giscard d’Estaing en 1981 et de Nicolas Sarkozy en 2012, et a également contribué à la décision de François Hollande de ne pas se représenter en 2017. Macron devient aussi le premier président de la Ve République à être réélu sans avoir à partager le pouvoir . François Mitterrand y a été contraint en 1988 , tandis que Jacques Chirac a subi cette humiliation en 2002 .
Cette victoire semble justifier la stratégie de Macron de 2017 dans laquelle il s’est présenté comme le champion « progressiste » des libéraux pro-européens de droite et de gauche contre les « populistes nationalistes » rassemblés autour de Marine Le Pen. Ces cinq dernières années, les propos et les actes de Macron ont cherché à consolider la bipolarisation qui avait assuré son succès au second tour de l’élection présidentielle de 2017 et apparaissait comme la clé d’un second mandat.
Une stratégie imparfaite
La stratégie a fonctionné, mais seulement imparfaitement. En effet, le paysage politique français est désormais structuré autour de trois pôles au lieu de deux. Le score de Jean-Luc Mélenchon a été la plus grande surprise du premier tour , tout comme sa capacité à rassembler les électeurs de gauche hostiles au libéralisme de Macron. Cela a été le plus négligé par Macron lui-même, qui s’est concentré sur la capture de l’électorat de la droite traditionnelle.
Durant les deux semaines entre les deux tours, la question de savoir ce que feraient ou ne feraient pas les électeurs de gauche était cruciale, les deux finalistes cherchant tous deux à attirer ceux qui ont voté pour Jean-Luc Mélenchon. Marine Le Pen l’a fait en insistant sur le caractère « social » de son agenda , tout en cherchant à minimiser les liens profonds de son parti avec la Russie . Emmanuel Macron, quant à lui, a déclaré qu’il ferait de l’environnement la priorité absolue de son gouvernement. Ni l’un ni l’autre n’ont réussi à convaincre pleinement les électeurs et l’équilibre des pouvoirs n’a vraiment changé.
Les résultats du second tour semblent indiquer que les électeurs de gauche ne se sont pas comportés de manière mécanique et uniforme. Une proportion importante a opté pour Marine Le Pen, notamment dans les zones rurales et dans les départements et territoires d’outre-mer . Dans ce dernier, elle a séduit nombre de ceux qui avaient voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour : elle a obtenu près de 70 % des suffrages en Guadeloupe, où il avait recueilli 56 % des suffrages quinze jours plus tôt. Reste qu’une fraction un peu plus importante a voté pour Emmanuel Macron, notamment dans les grandes villes où les partisans de Mélenchon ont un profil sociologique assez proche de celui du président sortant.
Refuser de choisir
Plus nombreux encore sont ceux qui ont refusé de choisir. Plus de 12 % des électeurs ont voté en blanc ou nul, contre 2,2 % au premier tour. Le taux d’abstention était également nettement supérieur à celui du premier tour de 2022 (28 % contre 26,3 %), et était également supérieur à celui du second tour de 2017 (25,4 %).
La division tripartite de l’électorat ne cadre pas bien avec le vote majoritaire à deux tours. En 1969, la faible proportion des suffrages exprimés par rapport au nombre d’inscrits (63 %) en était déjà la preuve. 2022 sert d’exemple encore plus audacieux, avec une participation descendant en dessous de 60% – un record pour une élection présidentielle française. Emmanuel Macron est donc à la fois l’un des présidents « les mieux élus » de la Ve République (derrière Jacques Chirac en 2002 et lui-même en 2017) si l’on compare son score aux suffrages exprimés, et « le pire élu » si l’on regarde le pourcentage de électeurs inscrits (à peine 35 %, contre 38 % pour Georges Pompidou en 1969 et 43,5 % pour lui-même en 2017).
L’éparpillement des votes de gauche, et dans une moindre mesure, des votes de droite traditionnelle, a fait reculer Macron de plus de 8 points et de près de 4 millions d’électeurs par rapport au second tour de 2017. Cette chute est sans précédent dans le histoire des élections présidentielles : Valéry Giscard d’Estaing, en 1981, et Nicolas Sarkozy, en 2012, avaient respectivement perdu 3 et 5 points par rapport à l’élection précédente.
Un « front républicain » qui s’effondre
Il s’agit moins d’un vote punitif que de l’ érosion du « front républicain » – ou de la tradition politique française consistant à mettre de côté les divergences politiques pour empêcher l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. Il a eu un impact énorme en 2002, a été moins efficace en 2017 et n’a fonctionné que partiellement en 2022. Ainsi, bien que Le Pen ait encore perdu, voter pour un candidat d’extrême droite n’est plus considéré comme inacceptable en France.
La victoire d’Emmanuel Macron, bien qu’attendue, ne doit pas masquer les deux grands enseignements du scrutin. D’abord, l’extrême droite a obtenu un niveau jamais atteint en France, grâce à sa capacité à rassembler un électorat hétérogène, majoritairement ouvrier. Deuxièmement, le paysage politique du pays, désormais structuré autour de trois pôles, est en décalage avec un mode de scrutin adapté à deux partis dominants. Ces deux questions rendent l’issue des prochaines élections législatives françaises, qui auront lieu en juin, d’autant plus incertaine.
Mathias Bernard
Historien, Université Clermont Auvergne (UCA)
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