Echos d'Europe

France : méfiance de longue date entre les Français et les élites

L’histoire de la France contemporaine peut être vue à travers différents prismes, mais l’un des plus pertinents est celui des relations tumultueuses entre le peuple et les élites.

Dans la longue période de l’histoire qui va de la Révolution de 1789 à nos jours, les moments de communion entre eux sont rares : la Fête de la Fédération de 1790 (l’ancêtre du 14 juillet), la Révolution de Juillet 1830 , le Printemps 1848 , la trêve politique dite Union sacrée en 1914 , le gouvernement Poincaré d’ après-guerre de 1926 à 1928 et le retour au pouvoir de Charles de Gaulle en 1958 .

Tous ces rares moments succèdent à des crises graves – celle de la monarchie absolue dans les années 1780, le tournant réactionnaire sous Charles X, l’aveuglement du roi Louis-Philippe et de son principal ministre François Guizot dans les années 1840, l’entrée incertaine dans la Première Guerre mondiale, la douloureuse sortie de celui-ci, la crise de la IVe République et la guerre d’Algérie. Même alors, il est impossible de parler d’unanimité totale dans la nation : il y a toujours eu des résistants, des parias et des boucs émissaires parmi le peuple et dans les rangs des élites.

Ces parenthèses enchantées se sont presque toujours refermées rapidement, soit parce que les nouveaux dirigeants n’ont pas réussi à résoudre la crise en cours, soit parce que le peuple s’est senti incompris, les espoirs qu’il avait placés dans les élites trahis. Parfois, les élites ou une contre-élite aident à refermer la parenthèse plus rapidement. Rarement ont-ils bénéficié de leur propre succès sur le long terme.

Les élites sortent toujours gagnantes

La France a connu treize changements politiques majeurs depuis 1789, et pourtant il y a eu très peu de changements majeurs dans l’élite du pays, malgré un processus de démocratisation indéniable mais lent.

La séquence de 1815 à 1848 est particulièrement emblématique. Seuls ceux qui payaient un certain montant d’impôts avaient le droit de voter et de se présenter aux élections, et l’écart entre le « pays légal » et le « pays réel » était très large. Sur 29 millions de Français en 1816, il n’y avait que 90 000 électeurs et 16 000 éligibles.

La noblesse terrienne qui avait dominé la Restauration est emportée par la Révolution de juillet 1830, menée par la bourgeoisie avec l’aide du peuple parisien, mais ce dernier est rapidement frustré. La Monarchie de Juillet s’appuyait principalement sur des hauts fonctionnaires et des patrons – symboliquement représentés par les deux premiers chefs de gouvernement du régime, deux banquiers : Jacques Laffitte et Casimir Périer.

En février 1848, la monarchie et ses grands notables sont à leur tour renversés par la petite bourgeoisie et le peuple parisien. Ces derniers furent une fois de plus bientôt frustrés. Après un virage conservateur au sein du gouvernement et une série de victoires aux élections législatives, les élites dirigeantes d’hier sont revenues au pouvoir en 1849.

Les origines de la méfiance

La méfiance à l’égard des élites n’est pas propre à la France, comme le montrent les victoires populistes de ces dix dernières années en Grande-Bretagne, en Italie, en Europe de l’Est et aux USA. Les gens se méfient largement de leurs dirigeants en raison des résultats de la mondialisation, de l’éloignement des institutions supranationales, du pouvoir des grandes entreprises technologiques et des crises économiques et sociales associées à tout cela. Le fait qu’ils soient mis en scène par les médias depuis 40 ans et le regard hypercritique des réseaux sociaux n’arrangent en rien les choses.

Mais la méfiance française vient de bien plus loin : elle part d’un État centralisé et surgonflé, d’une bureaucratie toute-puissante, de la formation quasi exclusive des élites dans les mêmes institutions sélectes et d’une tendance à l’intellectualisation des problèmes qui, parfois, le bon sens permettrait de mieux l’aborder.

Et alors que la France semblait aller à contre-courant du populisme en élisant Emmanuel Macron plutôt que Marine Le Pen en 2017 – certes sur la promesse d’un nouveau monde, de nouveaux visages et de nouvelles pratiques – la défiance ne tarda pas à resurgir à grande échelle, en témoigne par le mouvement des gilets jaunes, les grèves massives en réponse à la réforme des retraites ou, plus récemment, les manifestations contre le laissez-passer vaccinal.

Nouvelle crise

A chaque crise majeure de l’histoire française post-révolutionnaire, le peuple s’est interrogé sur le rôle des institutions qui forment les membres de l’élite.

Les « grandes écoles » françaises – ses institutions académiques les plus prestigieuses – ont été créées pendant la Révolution française . En 1800, le Conseil d’État est fondé pour servir de pépinière à la haute fonction publique, et en 1848 l’École nationale d’administration (ÉNA) méritocratique est créée, mais rapidement supprimée pour revenir au système antérieur de népotisme et de clientélisme. .

L’École Libre des Sciences Politiques (aujourd’hui Sciences Po) et l’ École Supérieure de Guerre sont créées au lendemain de la Commune de Paris de 1870, et après la Seconde Guerre mondiale, l’ÉNA est refondée en même temps que les Instituts d’études politiques. Les études et le corps des administrateurs civils.

Aujourd’hui, en réponse aux protestations des gilets jaunes, Emmanuel Macron a décidé de supprimer l’ÉNA, qui s’est de plus en plus coupée de la réalité de la vie française au fil du temps. Macron, diplômé de l’école, a annoncé qu’elle serait remplacée par un Institut de la fonction publique – conçu pour être plus ouvert socialement et plus adapté aux besoins de la France.

La recherche de boucs émissaires au sein des élites est aussi un trait très français : aujourd’hui, les diplômés de l’ENA sont appelés « énarques » ; sous la Révolution, les aristocrates et les prêtres ; à la fin du XIXe siècle, parlementaires et juifs ; en 1914-18, les profiteurs de guerre ; dans les années 1930 et sous le régime de Vichy, à nouveau les parlementaires, les juifs et les « 200 familles » . Toujours, les riches.

Un paradoxe très français

La méfiance des élites a peut-être une longue histoire en France mais aujourd’hui, à l’ère de l’extrême médiatisation et de l’immédiateté, la défaite associée du renseignement est inquiétante. Le véritable débat intellectuel disparaît trop souvent au profit d’idées ersatz dominées par la pensée unique et la politique de l’infraction.

Que de chemin parcouru depuis les Lumières, où Rousseau disait à d’Alembert : « Quelles questions je trouve à discuter dans celles que vous semblez résoudre » et même depuis les grandes disputes entre Jean-Paul Sartre et Raymond Aron .

La disparition d’une de nos plus grandes revues intellectuelles, Le Débat , montre l’ampleur de l’appauvrissement de la pensée .

Le peuple français est loin d’être irréprochable dans tout cela : n’avons-nous pas les élites que nous méritons, surtout depuis l’instauration du suffrage universel ?

C’est la conclusion de certains observateurs étrangers, dont celui de l’universitaire américain Ezra Suleiman, qui a longtemps étudié ce pays. Il diagnostique « une tendance schizophrène » chez les Français à exiger tout et son contraire : une aspiration au pouvoir hiérarchique qui doit être exceptionnel, infaillible et vertueux d’une part, et une passion pour l’égalité, un désir de proximité avec les élites, et une soif de liberté de l’autre.

Éric Anceau – Maître de conférences en histoire, Sorbonne Université

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