« On n’a jamais essayé » : la phrase revient comme une ritournelle dans les interviews en micros-trottoirs ou sur les plateaux télévisés, depuis le rejet du « en même temps » macroniste. Pourtant la droite extrême ne peut mettre en avant sa prétendue virginité de toute responsabilité gouvernementale.
Elle a déjà, à plusieurs reprises, exercé le pouvoir en France, à la faveur de crises aiguës, conjuguant effondrement national, crise institutionnelle et divisions sociales et politiques.
Naturellement, la droite extrême a pris, depuis deux siècles, des visages, des formes et des incarnations variées en fonction des contextes sociaux intérieurs et de la situation internationale.
Toutefois, la posture de ce mouvement polymorphe s’inscrit historiquement en réaction aux idées de progrès, de liberté et d’égalité en droit, qui se démarque par la volonté assumée de discriminer selon l’origine et la religion. Retour sur trois moments de cet exercice du pouvoir si particulier.
La Terreur blanche et la « chambre introuvable »
Au lendemain de Waterloo, défaite du 18 juin 1815 qui referme l’aventure napoléonienne, de nobles contre-révolutionnaires émigrés dans les cours européennes depuis la Révolution française nourrissent le projet de prendre leur revanche sur le quart de siècle écoulé depuis 1789. À l’instar des protagonistes qui font enfermer Edmond Dantes dans Le Comte de Monte-Cristo, ces nobles espèrent revenir à l’Ancien Régime.
Ils n’ont « rien appris, rien oublié », selon la formule de Talleyrand. Si le roi Louis XVIII, réaliste, ne partage ni leur extrémisme, ni leur volonté de faire table rase des acquis révolutionnaires, les « ultras » se veulent « plus royalistes que le roi » ».
Ils entendent faire pression sur le monarque restauré pour qu’il applique leur programme réactionnaire : non pas le compromis établi par la Charte constitutionnelle de 1814, qui garantit les « droits publics des Français », mais un retour à la société d’Ancien Régime. Celle-ci instaure un modèle inégalitaire selon la naissance, fait prévaloir le droit d’aînesse, implique l’appartenance au culte catholique – décrétée religion d’État. Ces ultras font d’ailleurs voter l’interdiction du divorce par la loi de Bonald en 1816.
La victoire électorale des ultras en octobre 1815 installe une « Chambre introuvable », avec une majorité extrémiste ingouvernable pour un roi modéré. Louis XVIII est quant à lui conscient que rouvrir les plaies des divisions, en particulier sur les biens nationaux confisqués aux émigrés, déboucherait sur une guerre civile, comme certains départements en ont donné les prémices avec les violences revanchardes de catholiques à l’encontre des calvinistes lors de la « Terreur blanche » dans le Midi à l’été 1815.
Pareillement, le roi écarte l’exigence de suppression du Conseil d’État et des préfets, créations bonapartistes honnies par les ultras, mais indispensables à la bonne marche de l’État. La dissolution de la Chambre des députés devient inévitable le 5 septembre 1816 et redonne au roi une majorité libérale. Un tel climat réactionnaire revient lors de crises périodiques mais un véritable ordre clérical n’exerce le pouvoir national qu’un demi-siècle plus tard.
L’Ordre moral contre les libertés
« Avec l’aide de Dieu, le dévouement de notre armée […], nous continuerons l’œuvre de libération de notre territoire et du rétablissement de l’ordre moral dans notre pays. »
C’est ainsi que le maréchal Mac-Mahon, élu à la présidence de la République le 24 mai 1873 pour un septennat, entend, après la débâcle face à la Prusse en 1870, et la violente répression de la Commune, redresser le pays et préparer une nouvelle restauration monarchique.
Cette période de coalition des droites, allant des modérés aux partisans de la branche aînée des Bourbons, légitimistes héritiers des ultras de 1815, est marquée par une période de pénitence religieuse et de recueillement patriotique après la défaite et la Commune de Paris.
Appelée « Ordre moral », cette politique favorise l’Église catholique à travers des décisions emblématiques : édification du Sacré-Cœur de Montmartre, pèlerinages officiels. Son style autoritaire voit aussi la confiscation de nombreuses libertés acquises au cours des décennies précédentes (censure de la presse, révocation de fonctionnaires).
Mais, profitant de la division des familles monarchistes, les républicains conduits par Léon Gambetta l’emportent dans les urnes en 1876 et deviennent majoritaires à la Chambre des députés.
La crise décisive éclate le 16 mai 1877 quand Mac-Mahon pousse le président du Conseil républicain Jules Simon à la démission et tente d’imposer le retour du monarchiste Albert de Broglie.
Face à la résistance du bloc républicain, il dissout la Chambre des députés. Gambetta le prévient alors :
« Quand le peuple aura parlé, il faudra se soumettre ou se démettre. »
Les républicains sortent victorieux de ce bras de fer et Mac-Mahon est contraint de se soumettre à la souveraineté populaire. Sa démission le 30 janvier 1879 permet aux républicains, plus de huit ans après la proclamation de la République, de s’emparer de tous les leviers du pouvoir.
La Révolution nationale contre la République
Alors que la droite extrême est écartée de toute responsabilité depuis l’Ordre moral de Mac-Mahon], la nouvelle débâcle militaire de juin 1940, suivie du sabordement de la République parlementaire le 10 juillet, offre une opportunité inespérée aux droites unies, associées à des supplétifs transfuges de la gauche, d’exercer à nouveau le pouvoir.
Cette « divine surprise », comme le dit Charles Maurras, porte la « Révolution nationale » du Maréchal Pétain. Il s’agit d’une réaction cléricale, autoritaire et discriminatoire envers les minorités et les naturalisés.
Le pétainisme, appuyé sur la popularité du prétendu « vainqueur de Verdun », tourne le dos aux valeurs de liberté, d’égalité et de solidarité issues des Lumières et de la Révolution.
Les mesures phares de cette droite antirépublicaine se traduisent par un embrigadement scolaire avec le retour de l’autorité et de Dieu à l’école, la fermeture des « écoles normales » (écoles publiques) d’instituteurs et d’institutrices. Les médias sont censurés et la haine de la presse collaborationniste se déchaîne.
Survient également la dénaturalisation rétroactive des Français naturalisés depuis 1927 (réfugiés juifs d’Europe centrale et orientale, opposants antifascistes italiens, espagnols et allemands), l’épuration drastique de la haute fonction publique, en particulier des membres de la franc-maçonnerie, et la discrimination légale des juifs à travers un statut particulier.
La vie démocratique est étouffée à chaque échelle : dissolution de tous les conseils territoriaux élus, ajournement des chambres parlementaires et persécution des syndicalistes.
Le paroxysme de la mise en œuvre de cette politique liberticide est atteint, dans l’ignominie et le crime, par l’État milicien de 1944 qui pourfend la « lèpre juive », combat le bolchévisme sur le front russe sous uniforme nazi, et assassine lâchement, après le Débarquement, les hommes d’État républicains : le 20 juin, Jean Zay, le 7 juillet, Georges Mandel, coupables d’avoir vu juste dans les intentions d’Hitler dès 1933, et victimes de la haine antirépublicaine et antisémite.
Il y a un demi-siècle le Front national de Jean-Marie Le Pen a fédéré les groupuscules rivaux d’extrême droite, issus des nostalgiques du pétainisme, du poujadisme et de l’Algérie française.
La dédiabolisation menée par sa fille depuis 2011 semble avoir réussi à faire passer à l’arrière-plan ces racines idéologiques compromettantes au profit d’un rassemblement populiste « attrape-tout » amnésique de sa propre histoire.
La droite extrême, lors de crises dramatiques et sous d’autres contours, a donc ainsi « déjà été essayée » en France et a été chèrement payée mais ces expériences précédentes ne lui sont plus imputées par une majorité de l’opinion. « Français, vous avez vraiment la mémoire courte » disait Pétain le 27 juin 1941.
Pierre Allorant
Professeur d’Histoire du droit et des institutions, Université d’Orléans
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