Société

Enlèvement de femmes : la solution européenne aux problèmes conjugaux à l’époque moderne

Dans l’Europe post-médiévale (du XVIe au XVIIIe siècle), la famille patriarcale est devenue la norme. Dans ce contexte, arranger les mariages des femmes était une stratégie sociale très importante pour maintenir la famille, la lignée et la communauté. Le dernier mot sur le sujet était, comme pour pratiquement toutes les autres décisions, laissé aux hommes.

En cas de litige au sujet du mariage, la solution la plus courante était de kidnapper la femme en question . Cette pratique consistait à déposer la femme quelque part et à l’enfermer pendant un certain temps. Il pouvait s’agir d’un couvent, de la résidence d’une veuve respectable ou même d’une maison de charité pour les pauvres, la destination étant déterminée par la classe sociale.

L’enlèvement de femmes n’est qu’un exemple particulièrement frappant des diverses pratiques que les familles utilisaient pour atteindre leurs objectifs à cette époque. Ces objectifs pouvaient consister à obtenir une alliance matrimoniale souhaitée ou à consolider une relation en crise.

Les enlèvements pouvaient concerner aussi bien les jeunes filles célibataires que les femmes mariées. Dans le premier cas, les parents ou les tuteurs décidaient de l’enlèvement si quelqu’un cherchait la main de la jeune fille contre la volonté de sa famille ou si elle-même n’était pas d’accord avec l’avis de ses aînés. Dans le second cas, la femme ou son mari acceptaient l’enlèvement pour rompre temporairement la cohabitation afin de reconstruire la relation ou pour entamer une procédure de divorce (ce que le monde catholique comprenait alors comme une simple séparation des corps).

L’intervention de l’Église était cruciale. Elle avait le monopole juridictionnel en matière de mariage et les familles demandaient l’appui ou l’assentiment du vicaire de leur diocèse pour procéder légalement à un enlèvement. Le tribunal ecclésiastique avait également le pouvoir d’ordonner un enlèvement alors que la procédure de divorce avait déjà été engagée. Cette pratique se déroulait parallèlement à d’autres mécanismes de soutien, tels que les réseaux locaux de famille ou de voisins pour aider les épouses en situation de crise conjugale dangereuse ou violente.

La culture de l’enlèvement

Enlever une femme revenait en effet à confisquer son corps, à le soustraire à sa vie quotidienne, à le réorganiser et à le rendre conforme. Cela faisait partie de la logique culturelle qui sous-tendait le mariage et le modèle de ce que devait être une femme : domestique, ni audacieuse ni aventurière, et peu encline à l’errance. Les femmes étaient censées aimer la solitude et se consacrer aux tâches d’épouse et de mère.

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Ce modèle a été dicté par la majorité des théologiens, catéchistes et humanistes, surtout à partir de la fin du Moyen Âge et jusqu’au début de l’époque moderne. Parmi ses promoteurs figuraient Juan Luis Vives et Frère Luis de León, auteurs respectivement de L’Éducation de la femme chrétienne et de La perfecta casada (L’épouse parfaite) .

L’enlèvement d’une femme était une pratique ancienne du raptio . Ce mot latin partage l’étymologie du mot anglais rape, mais signifiait à l’origine l’enlèvement d’une ou de plusieurs femmes, soit en vue de leur mariage, soit à d’autres fins. Bien que criminalisé, ce terme trouvait ses racines dans les rituels de formation du mariage, et il était souvent utilisé par la communauté et l’Église pour calmer ou tempérer des parents au caractère entêté. Une jeune femme pouvait ainsi être temporairement isolée des pressions familiales, ce qui lui permettait de décider librement de se marier ou non.

Les tensions entre les lignées féodales ont créé un terreau fertile, au Moyen Âge et au-delà, pour que le corps des femmes soit au centre de la compétition et des relations de pouvoir entre les hommes. Parallèlement, le droit canon comprenait également que des déviations telles que l’adultère féminin méritaient la punition de la détention pour dissimuler le corps de la femme.

Une fois que l’annulation du mariage fut possible, on conseilla même à la femme, après avoir été désavouée par son mari, d’entrer dans un couvent. Les monastères de femmes se multiplièrent et, dans de nombreux cas, ils abritèrent des femmes répudiées qui soignèrent leur âme et, métaphoriquement, leur corps.

L’enlèvement avait aussi une signification doctrinale et théologique. Le mariage était un corps, rappel de l’union entre le Christ et son Église, et la femme n’en était qu’une des parties. L’emmener ou la sortir n’avait pas d’autre but que de lui rendre sa pleine santé. De plus, les femmes mariées étaient censées donner l’exemple : la cacher pendant un certain temps diluait toute menace que son mauvais exemple pouvait représenter pour la société.

Enlèvement : répression ou libération ?

Bien que l’enlèvement de femmes dans le cadre du mariage soit considéré comme un instrument de répression, il a été démontré que les femmes l’utilisaient également pour se libérer. Dans les cas de femmes mariées enlevées, ce sont généralement les femmes elles-mêmes qui ont intenté une action en justice. Pour celles qui vivaient avec un mari violent, la possibilité de partir et d’être entourées de personnes obligées par l’Église de les protéger était une alternative très satisfaisante.

Lorsque l’Église a ratifié la nécessité du libre consentement pour la validité du mariage lors du Concile de Trente en 1563, de nombreuses jeunes filles en âge de se marier se sont adressées directement au vicaire de leur diocèse pour demander leur propre enlèvement. Elles cherchaient ainsi à se distancer des pressions de leurs parents ou de leurs proches, démontrant publiquement l’importance d’avoir leur propre espace et leur propre temps pour réfléchir et prendre la décision la plus appropriée.

D’une certaine manière, ils ont utilisé l’enlèvement non seulement pour protester, mais aussi pour aider à reconfigurer un modèle de mariage qui, malgré la doctrine et les normes catholiques, était contrôlé par les intérêts familiaux et dans lequel la voix des femmes avait peu de poids.

Mariela Fargas Peñarrocha

Professeur Titulaire de l’Université, Université de Barcelone

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