Le 1er janvier dernier, la Croatie est devenue le 20e pays à rejoindre officiellement la zone euro. Au regard du contexte marqué par la guerre en Ukraine et l’inflation, il peut sembler anachronique pour ce petit pays de la côte Adriatique de 4 millions d’habitants d’adhérer à la monnaie unique. Surtout dans une période de baisse de la devise européenne et alors que les effets de la crise des dettes souveraines en Europe (2011-2015) restent patents en Grèce et en Italie, baisse du niveau de vie dans les deux pays depuis 2011.
La question de l’élargissement de la zone euro prend en outre un sens particulier depuis la crise du Covid-19, au cours de laquelle des financements gagés sur l’ensemble des pays membres de la zone euro ont été débloqués. Les émissions d’obligations portées par la zone euro pourraient également à l’avenir financer des politiques communes européennes pour la défense, l’approvisionnement, l’innovation et le développement durable.
Différentes crises de l’euro ont jalonné l’histoire de la monnaie unique et elles ont pour origine la notion « d’incomplétude » de la monnaie unique. La création de l’euro n’a pas débouché sur une union politique permettant une politique budgétaire à l’échelle européenne ni sur une zone monétaire optimale. L’Union économique et monétaire (UEM) s’est réalisée sans réaliser de convergence économique réelle des pays. L’absence d’union politique sur les grandes questions majeures, notamment fiscales, demeure un frein aujourd’hui qui empêche de créer une solidarité entre les différents États européens.
Néanmoins, la Croatie a des avantages à tirer de son entrée dans la zone euro : sa spécialisation (tourisme et banque) rend son économie moins sensible à la compétitivité-prix que les pays plus tournés vers l’industrie manufacturière délocalisable. Par ailleurs, le pays a un faible poids économique dans le monde et une faible population. Il a donc intérêt (comme la Slovénie, les pays baltes) à appartenir à la zone euro pour participer à la politique monétaire européenne, ce qu’il fait en soutenant la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) depuis janvier. De plus, bon nombre d’activités du tourisme, notamment pour les touristes venus d’Allemagne, elles se font déjà pour une grande partie en euro. Les emprunts immobiliers des citoyens et les emprunts des entreprises sont aussi déjà réalisés partiellement en euros pour obtenir des taux d’intérêt plus faibles.
Au-delà de ces avantages, l’intégration dans le club de la monnaie unique couronne le succès économique de la Croatie depuis la guerre et l’éclatement de la Yougoslavie au début des années 1990.
Dans une étude récente, nous avons dégagé les caractéristiques économiques et monétaires qui l’expliquent à partir de l’examen du taux de change de la kuna (la devise croate avant l’euro) et de la balance des paiements (document qui retrace les flux économiques, financiers et monétaires entre un pays et l’extérieur sur une période donnée).
Une spécialisation gagnante dans le tourisme
L’analyse du taux de change, de la spécialisation et du financement de l’économie croate a dégagé différentes facettes de l’insertion de la Croatie dans l’économie mondiale. Depuis 2000, la kuna s’est nettement appréciée par rapport au dollar (à l’exception de la crise des subprimes). Et, à partir de 2009, la hausse du taux de change nominal s’est réalisée sans perte de compétitivité-prix, mesurée par l’indicateur du taux de change réel externe.
En effet, les prix relatifs de la Croatie par rapport à ses pays partenaires ont diminué. La Croatie a été moins inflationniste que ses principaux pays partenaires : à l’exportation la Slovénie, l’Italie, l’Allemagne, la Hongrie, et la Bosnie-Herzégovine et à l’importation l’Allemagne, l’Italie, la Slovénie, la Hongrie, et l’Autriche.
Plus précisément, comme on le voit sur le graphique ci-dessous, entre février 2009 et octobre 2022, la compétitivité-prix de la Croatie s’est redressée de 6,3 % malgré une appréciation du change grâce à une politique de désinflation compétitive : les prix relatifs croates ont diminué de 8,3 %. Cela n’a pas été le cas pour la Bulgarie et la Roumanie qui souhaitaient aussi rejoindre l’euro.
L’amélioration de la compétitivité-prix et la hausse du taux de change ont aidé à approfondir la spécialisation de la Croatie dans le tourisme. Le gain a en effet été utilisé pour développer son tourisme car cette activité n’est pas « délocalisable », à l’inverse de l’industrie manufacturière. (Le taux de change de la kuna a aussi bénéficié d’une montée en gamme). La hausse du taux de change de la kuna a, de son côté, favorisé une montée en gamme des activités de tourisme par rapport à ses partenaires : en conséquence les flux de recettes en kuna ont augmenté.
L’excédent de la balance du tourisme et celui de la balance des revenus secondaires (contributions aux organismes internationaux comme le Fonds monétaire international et l’Union européenne, aide internationale et envois d’argent à l’étranger) ont réduit l’ampleur de son déficit courant. Depuis son adhésion à l’UE, la Croatie a enregistré un excédent courant (sauf pour l’année 2020) en dépit de son déficit commercial.
À titre de comparaison, la balance courante roumaine se détériore et celle de la Bulgarie a moins bien encaissé le choc de la crise de 2008.
Grâce à la maitrise des entrées de capitaux sur son territoire, la Croatie échappe ainsi au « cercle vicieux » de l’endettement qui touche les économies émergentes. Jusqu’en 2014, les entrées de capitaux privés ont toujours été supérieures au besoin de financement courant de la Croatie, ce qui lui a permis de reconstituer ses réserves de change en devises fortes. La nature des entrées de capitaux a également joué un rôle. Les entrées nettes d’investissements directs étrangers (IDE) en Croatie ont compensé les sorties nettes d’investissements de portefeuille lors des différentes crises en Europe.
Notée « A4 »
La spécialisation dans le tourisme et la maitrise des entrées de capitaux privés ont permis à la Croatie d’accroître son niveau de vie depuis 1993 (voir indicateurs ci-dessous). En 2022, le PIB/tête en parité de pouvoir d’achat (PPA) mesuré en dollars de la Croatie a atteint 30 871 dollars PPA, juste derrière la Roumanie (31 420 dollars). Mais l’indice de développement humain (IDH), qui inclut le revenu, l’espérance de vie et le niveau d’éducation, dépasse celui de certains pays d’Europe centrale et orientale (PECO) : Hongrie, Slovaquie, Roumanie et Bulgarie.
L’insertion internationale réussie de la Croatie l’a aidée à entrer dans le compartiment d’investissement « A4 » du risque pays, ce qui n’est pas le cas pour la Roumanie ou la Bulgarie (voir tableau ci-dessous). L’amélioration de la note croate correspond à tous les indicateurs à l’exception de celui de la dette publique qui est en baisse depuis 2020. Le solde budgétaire a été positif jusqu’au début de la crise sanitaire. Si l’inflation a augmenté en Europe depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elle demeure plus limitée en Croatie que pour les autres PECO.
En faisant partie de la zone euro, la prime de risque de la Croatie diminue. Le 29 mars 2023, la prime de risque du bon du Trésor croate à 10 ans était par exemple de 149.3 points de base par rapport au bond du Trésor à 10 ans allemand, à comparer avec le 604.3 affiché par la Hongrie.
Trois mois après avoir adopté la monnaie unique, les perspectives restent favorables pour l’économie croate. Son entrée dans la zone euro, qui se cumulait avec son intégration dans l’espace Schengen, vont favoriser le tourisme dès cet été. Les entrées de capitaux en euros vont également être stimulées par la fin du risque de change. Autrement dit, les pays étrangers qui investissent en Croatie vont désormais pouvoir rapatrier leurs profits en euros alors qu’auparavant les profits étaient libellées en kunas. Si le taux de change de la kuna baissait, les investisseurs étrangers encouraient ce risque de change qui disparaît.
Néanmoins, comme l’inflation est plus forte en Croatie (11 % en 2022) que dans la zone euro (8,4 %). Le gouvernement croate va donc soutenir la BCE) dans sa politique de hausse du taux d’intérêt directeur pour faire baisser l’inflation dans le pays. Les pays où l’inflation est moindre ne manqueront pas de plaider le contraire, en alarmant sur les risques qui pourraient peser sur le système financier et l’économie en cas de relèvement trop brutal des taux. En intégrant la zone euro, la Croatie va donc devoir apprendre à négocier sa politique monétaire.
Camille Baulant
Professeure des université en sciences économiques, Université d’Angers
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