Tribunes Économiques

Centenaire Patrice Lumumba : une pensée trahie ou simplement incomprise ? (Tribune de Jo M. Sekimonyo)

Je suis d’une génération qui, longtemps, n’a eu que peu de repères pour comprendre que l’être qui incarnait à nos yeux le panafricanisme, Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa za Banga, celui qu’on appelait le « père de la nation », celui qui avait rebaptisé les boulevards au nom de Lumumba, était en réalité son bourreau. On nous a appris à vénérer une figure, sans jamais nous révéler la main qui avait effacé l’héritage. Ce décalage entre le récit officiel et la vérité historique, longtemps étouffée, résume à lui seul le piège d’une mémoire nationale confisquée. Le silence de nos parents, même de ceux qui s’étaient pourtant éloignés du mobutisme, n’a rien fait pour dissiper cette illusion.

Il m’aura fallu résider à l’étranger pour des raisons d’études, et bénéficier des avancées de la communication, en particulier YouTube, véritable banque d’archives numériques, pour déconstruire ce mensonge tenace, pour déchirer le voile qui recouvrait notre histoire, et enfin voir Mobutu non pas comme le symbole d’un rêve africain trahi, mais comme l’instrument d’un ordre néocolonial habilement camouflé.

Je me rappelle la première fois où j’ai vu l’extrait montrant Patrice Lumumba, Joseph Okito et Maurice Mpolo ligotés à l’arrière d’un camion militaire, tandis que Mobutu les observait, debout, le regard chargé d’une arrogance glaciale, un air de supériorité presque théâtral. Ce moment m’a transpercé. Rien dans les manuels scolaires, ni dans les récits familiaux feutrés, ne m’avait préparé à cette image brute, insoutenable, d’un pan entier de notre histoire que l’on avait préféré taire ou travestir. Puis vint une série d’événements, au fil de ma quête pour décortiquer les mécanismes de la richesse des nations au XXIe siècle, qui m’a conduit à croiser, dans différents coins du monde, des rues, des places, des fresques portant le nom ou le visage de Patrice Lumumba tel qu’en Iran, en Égypte, à Cuba, et ailleurs. Ce n’était pas une réflexion intellectuelle ; c’était devenu une expérience profondément émotionnelle, presque viscérale.

Un jour, avec un groupe d’amis qui sont devenus ma famille, nous avons quitté Lubumbashi pour nous rendre sur le site isolé où repose encore l’avion qui emmena Lumumba vers sa fin tragique. L’endroit, à l’écart de tout, n’est ni préservé ni mis en valeur comme on pourrait l’imaginer. Et là, quelque chose m’a frappé. Ma quête de comprendre la « folie de Lumumba », de ne demander pas la pitié pour sauver sa vie ni celle de ses compagnons, était jusque-là purement émotionnelle, dénuée de véritable rigueur intellectuelle.

Alors, écœuré de moi-même, j’ai commencé à le lire, à scruter les archives vidéo. J’ai acheté Congo, mon pays, ce recueil de ses écrits publié après sa mort, un livre dont la plupart des Congolais ignorent même l’existence. L’histoire de la publication de ce livre mérite qu’on s’y attarde, tant elle témoigne de sa quête acharnée pour être entendu. Et plus j’entendais sa voix, plus je dégustais ses écrits, plus je me demandais si qualifier Lumumba de simple « humaniste », ou apposer sur son placard le titre figé de « héros national », ne revenait pas à aplatir la complexité de son être et surtout à minimiser la portée subversive de sa contribution intellectuelle dans le domaine le plus vital pour toute nation, le développement économique.

Recadrage historique

Lors de la cérémonie d’indépendance du 30 juin 1960, alors que le roi Baudouin se félicitait d’avoir « civilisé » les Congolais et que Joseph Kasa-Vubu, dans un ton conciliant, lui rendait grâce pour cette prétendue bienveillance, Patrice Lumumba prit tout le monde à contre-pied. Contre toute attente, dans un geste que d’aucuns ont qualifié d’impertinence et que d’autres ont reconnu comme un sursaut de dignité historique, il décida de recadrer l’instant.

Il déclara, entre autres :« Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment… Nos terres furent spoliées au nom de textes prétendument légaux… Ensemble, mes frères, mes sœurs, nous allons commencer une nouvelle lutte… pour la justice sociale… pour que les terres de notre patrie profitent à ses enfants… Nous pourrons compter sur nos forces, nos richesses, mais aussi sur la collaboration loyale de nations étrangères qui ne chercheront pas à nous imposer leur politique. »

Et en guise de clôture, Lumumba lança un appel limpide, encore trop peu médité à sa juste valeur :
«J’invite tous les citoyens congolais, hommes, femmes et enfants de se mettre résolument au travail, en vue de créer une économie nationale prospère qui consacrera notre indépendance économique. »

Pour ceux qui n’auraient toujours pas saisi la portée de ce moment, il faut le dire sans détour que Lumumba n’a pas simplement répondu à un discours colonial condescendant. Il a démystifié la colonisation elle-même, en la révélant pour ce qu’elle était une entreprise de domination économique, et donc un problème relevant fondamentalement de l’économie politique. Dans sa dénonciation, il s’en prend implicitement au contrat social tel que formulé par John Locke, un accord mutuel pour établir un gouvernement garantissant les droits naturels, la vie, la liberté et la propriété, un contrat que les puissances coloniales n’ont jamais respecté envers les peuples colonisés. Le recadrage de Lumumba n’était donc pas une réaction émotionnelle ou une simple fierté blessée, mais un acte cérébral. Il déplaçait le débat du terrain moral ou symbolique vers son véritable enjeu central, l’économie.

Bien avant l’indépendance, dans son discours prononcé à l’Université d’Ibadan le 22 mars 1959 lors du Congrès pour la Liberté et la Culture, Patrice Lumumba exposait avec clarté les fondements d’un véritable projet de société pour l’Afrique postcoloniale. Il affirmait que le développement économique rapide et la stabilisation de nos sociétés nécessitaient un apport financier, technique et scientifique de l’Occident, non pas dans une logique de dépendance, mais comme clé de transfère du savoir-faire moderne. Il appelait à un double effort sur industrialisation et améliorer concrètement les conditions de vie des travailleurs africains, dont les salaires dérisoires alimentaient pauvreté et tensions sociales. Pour Lumumba, les syndicats devaient jouer un rôle central, non seulement comme défenseurs des droits, mais aussi comme éducateurs civiques et professionnels des masses laborieuses. Il plaidait enfin pour la suppression des barrières territoriales artificielles héritées de la colonisation, afin de garantir une libre circulation des personnes et des biens à l’intérieur du continent.

Au-delà des discours enflammés et du destin tragique, il y avait chez Lumumba une pensée structurée, une vision économique claire, sur le plan national aussi bien que continentale, que l’histoire officielle a trop souvent reléguée au second plan. Ce que révèlent ses interventions majeures, notamment à Ibadan en 1959, mais aussi son livre Congo, mon pays, où il aborde sans détour des questions telles que la redistribution des terres, ce n’est pas simplement l’élan d’un panafricaniste romantique, mais bien la rigueur d’un économiste politique, d’un théoricien du développement profondément conscient des mécanismes de développement économique et des conditions nécessaires à une souveraineté vraie. Dans ses propositions concrètes comme dans sa pensée, Lumumba s’inscrivait bien davantage dans une tradition d’économie politique critique que dans une simple rhétorique identitaire ou morale.

Principes d’économie politique éclipsée par le mythe

Il est réducteur, voire historiquement inexact, de considérer que Patrice Lumumba fut assassiné uniquement en raison de ses positions politiques dans un Congo déjà formellement indépendant. Ce qui inquiétait véritablement les puissances impérialistes n’était pas tant son opposition frontale au colonialisme, mais bien sa vision structurée d’une économie politique souveraine et ses principes de développement fondés sur la justice sociale qui remettraient entre les mains du peuple congolais le contrôle effectif de ses ressources stratégiques. Lumumba portait un projet de transformation systémique dont l’adoption par d’autres nations du Tiers Monde aurait constitué une menace directe à l’ordre économique international postcolonial. Il ne proposait pas simplement une rupture symbolique avec l’ancienne métropole, mais un renversement des logiques de dépendance économique.

Dans cette perspective, c’est ses principes d’économique politique, surtout entant que nègre, qui le rendaient dangereux, non sa radicalité politique. À rebours des élites postcoloniales qui allaient se contenter d’une indépendance nominale, Lumumba plaçait au cœur de son projet la question de la répartition des richesses, du travail digne, et de la valorisation du capital humain. Contrairement aux discours technocratiques contemporains, malgré leur grandes études, centrés sur les indicateurs macroéconomiques, les infrastructures ou les flux d’investissements, Lumumba s’adressait d’abord au Congolais, non au Congo abstrait. Il évoquait les conditions de vie des travailleurs, la précarité salariale, et le rôle des syndicats non seulement comme revendicateurs, mais comme éducateurs civiques. À l’échelle du continent, il parlait des Africains, et non simplement de l’Afrique, affirmant implicitement que la ressource la plus précieuse d’une nation ou d’un continent n’est ni le cuivre ni le coltan, mais l’humain.

Dans une ironie tragique, c’est le fils d’un lumumbiste, Joseph Kabila, qui a matérialisé ce que Lumumba considérait comme un péril existentiel, la sécession économique du Katanga, sous couvert de « partenariat stratégique ». Son successeur, Félix Tshisekedi, à travers le ménage à trois RDC–USA–Rwanda, ne fait que prolonger cette logique sous prétexte d’un idéal de paix qui, en pratique, va maintenir le pays dans un état de pauvreté structurelle malgré une paix relative. Dois rappeler que le Burundi, pays certes en paix, mais classé parmi les plus pauvres au monde.

En définitive, Patrice Lumumba ne devrait pas être uniquement commémoré dans les espaces publics, à travers des statues, des avenues ou des discours officiels vidés de leur contenu subversif. Il mérite d’être intégré pleinement dans les curricula universitaires, surtout dans les départements d’économie, de sciences politiques et de développement. Sa pensée, fondée sur une lecture rigoureuse, devrait faire l’objet d’un enseignement obligatoire en économie politique pour tous les étudiants de premier cycle, à l’instar de Lénine en Union soviétique ou de Mao dans la Chine populaire. Car comprendre Lumumba, c’est non seulement renouer avec une tradition intellectuelle endogène fondée sur les principes d’économie politique, mais aussi embrasser une conception du développement où la souveraineté populaire ne s’arrête pas au droit de vote, mais s’incarne pleinement dans la maîtrise du levier économique fondamental, l’investissement dans la modernisation du capital humain, la modernisation du capital humain qui veut dire l’amélioration concrète des capacités individuelles de participation et d’engagement des citoyens dans des entreprises économiques, sociales et intellectuelles sophistiquées.

Cela implique non pas un vague « changement de mentalité », comme certains esprits paresseux ou condescendants aiment le marteler, mais bien la création d’un écosystème moderne propice à la transformation sociale et à l’épanouissement des citoyens. Comme le soulignait Lumumba lui-même, la dignité humaine exige un certain niveau de confort, non pas comme luxe importé, mais comme condition matérielle nécessaire à l’émancipation réelle.

Mais le risque est grand si nous ne savons pas « déguster » Lumumba à sa juste valeur, comme économiste politique et théoricien du développement, alors les signaux, les hurlements de moi et de tant d’autres âmes animées par la même folie, risquent de s’éteindre dans l’indifférence. Et avec eux, la chance d’un renouveau intellectuel et économique véritablement libérateur pour la RDC.

Jo M. Sekimonyo

Économiste politique, théoricien, militant des droits des humains et écrivain

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