Tribunes Économiques

Célébration du centenaire de Patrice Lumumba le 2 juillet 2025 : avait-il tort ? (Tribune de Jo M. Sekimonyo)

Dans un contexte où la mémoire de l’indépendance se mêle aux drames contemporains, le centenaire de Patrice Lumumba nous pousse à réévaluer la pertinence de sa vision radicale. En 1959, Lumumba clamait haut et fort « l’indépendance, c’est maintenant, pas demain », tranchant net avec des courants plus modérés, à l’image de Paul Bolya et Mwami Daniel Ndeze Rugabo II, qui prônait une émancipation graduelle, une sorte de « civiliser » progressif des nègres avant de s’engager dans un bouleversement complet. Ce contraste entre l’urgence révolutionnaire et une approche évolutive soulève dès lors des questions sur la trajectoire politique et économique du pays.

Il convient de rappeler qu’une fois élu Premier ministre, Patrice Lumumba se rendit personnellement à la résidence de Paul Bolya pour lui demander de rejoindre son gouvernement, tout en respectant les règles démocratiques en vigueur à l’époque.

Aujourd’hui, face à un Congo encore en proie à des structures institutionnelles archaïques et une élite souvent déconnectée des réalités du développement, il est légitime de se demander si l’approche lumumbiste n’a pas, en partie, ouvert la porte aux dérives que nous observons. L’appel à une émancipation immédiate, porteur d’une ambition libératrice, semble désormais en décalage avec la complexité des défis d’une nation en quête de maturité politique et économique. Les tensions entre la transformation radicale souhaitée et la nécessité d’une gouvernance structurée illustrent une fracture profonde dans notre modèle de développement.

L’assassinat de Lumumba par nos parents, ses propres compatriotes, incarne la trahison d’un idéal national et révèle l’amère contradiction d’une lutte pour la liberté qui, malgré son élan révolutionnaire, s’est heurtée aux dures réalités d’un système postcolonial. Cet épisode tragique, qui a marqué à jamais l’histoire du Congo, révèle la profondeur des conflits identitaires internes et la difficulté de concilier les aspirations de liberté et exploiter les potentiels démographiques et culturels avec la réalité d’un système en pleine transition.

Lumumbistes ?

Je fais partie de la génération qui n’aurait jamais pu imaginer que Joseph Mobutu ou Étienne Tshisekedi, les prétendus défenseurs de la souveraineté nationale étaient l’architecte de l’assassinat de Lumumba, le destructeur de l’idéal lumumbiste ? Ajoutez à cela le Marechal, qui, par des manœuvres tout aussi déconcertantes, ne manque jamais de pointer du doigt les Belges tout en renommant çà et là des boulevards en hommage à Lumumba. Cette scène, qui oscille entre la tragédie et la farce, est désormais exposée en clair-obscur par l’émergence d’Internet, révélant la brutalité et les drames de notre histoire avec une netteté qui fait disparaître toute innocence d’antan.

Puis vint l’ère de Laurent-Désiré Kabila, arborant fièrement le badge lumumbiste sans pour autant en incarner véritablement l’esprit. Son ascension sanglante, qui l’a vu chasser un Mobutu agonisant, s’est rapidement muée en une dérive autodestructrice. Cette trajectoire, oscillant entre héritage révolutionnaire et quête de pouvoir brutal sous des actes de haute trahison, souligne l’ironie amère d’un idéal souvent dénaturé par des ambitions personnelles et des logiques économiques impitoyables. Ainsi, ce parcours tragique révèle combien l’héritage lumumbiste, initialement porteur d’espoir et de dignité, se trouve piétiné par les réalités cyniques de la politique et de l’économie mondialisée.

Enfin, j’imagine que Joseph Kabila, dans sa tentative de revêtir l’héritage de son père, avait espéré puiser dans l’idéologie lumumbiste en s’inspirant des enseignements de Gizenga. Hélas, il n’a hérité qu’un groupe orienté vers des objectifs financiers, transformant ainsi une noble idéologie en un instrument de rentabilité et de calculs mercantiles. L’ardeur qui animait jadis le PALU, parti cofondé par Gizenga et Bisukiro, s’est dissipée dès le décès de Gizenga, laissant l’idéal lumumbiste comme un vestige, à la fois regrettable et ironiquement dénaturé. Même Adolphe Muzito, autrefois protégé de Gizenga, a renoncé à invoquer le nom de Lumumba, marquant ainsi une triste capitulation de l’esprit révolutionnaire au profit d’une politique de compromis et d’intérêts économiques.

Progéniture

Il est pour le moins paradoxal que les discours nationaux qui appelle au patriotisme se fonde invariablement sur l’héritage de Patrice Lumumba, alors qu’aucun de ses enfants ne semble être permis de prendre véritablement la relève.

Aujourd’hui, alors que certains acteurs politiques évoquent divers schémas visant à redistribuer de manière anticonstitutionnelle l’accès aux deniers de l’État pour soi-disant la paix et unité nationale, le nom du MNC-Lumumba, symbole censé incarner une dynamique de changement et d’émancipation, reste étrangement absent. Cette dissonance entre le culte mémoriel et l’absence d’une relève authentique pose la question d’un héritage vidé de sa substance, où l’image de Lumumba est invoquée sans jamais être incarnée par une nouvelle génération d’idéaux révolutionnaires.

François Lumumba qui ose toujours de sa manière faire écho aux appels lancés par son illustre père il y a plus de soixante ans, se trouve lui-même confronté à un paysage politique saturé d’aspirants lumumbistes et d’adversaires virulents, tant sur le plan national qu’international. Dans cette arène, l’idéologie lumumbiste semble se dissoudre dans une quête personnelle du pouvoir et du profit, où les idéaux de liberté et de justice sont relégués au second plan. C’est ainsi que la progéniture de Lumumba, au lieu de représenter un rempart contre la dérive clientéliste et l’intérêt individuel qui gangrènent la politique congolaise, apparaît comme un écho faible d’une époque où l’engagement citoyen et la lutte pour une réelle transformation économique et sociale étaient au cœur des préoccupations.

Ce constat met en lumière le défi majeur auquel se heurte une nation tiraillée entre un héritage révolutionnaire porteur d’espoirs de libération et une réalité politique gangrenée par le népotisme, la corruption et l’absence de vision à long terme. Est-ce la preuve d’une défaillance de leadership au sein de la progéniture de Lumumba ? Leur manque d’une approche résolument agressive ne serait-il pas le signe d’une fracture persistante entre l’esprit de la lutte de Lumumba et les dérives actuelles, révélant ainsi leur incapacité à traduire les idéaux d’indépendance en politiques concrètes et structurantes pour le développement économique et social du pays ?

Ou bien s’agit-il tout simplement du lourd tribut payé par Patrice Lumumba, un fardeau qui incite sa famille à ne plus nous accorder leur confiance pour nous rallier à la quête de leur illustre père, cette fois-ci ?

Le verdict

Si Patrice Lumumba avait vécu jusqu’à ses 100 ans, le 2 juillet 2025, il aurait sans doute été écrasé par les épreuves d’une nation en perpétuel chaos. Face aux vagues incessantes de trahisons économiques et aux perfidies orchestrées par ceux qui ont, au fil des décennies, dirigé le Congo qu’il aimait tant, on peut légitimement se demander s’il regretterait d’avoir lutté avec tant de fougue pour nous libérer des chaînes d’humiliation sociale, politique et économique imposées par la Belgique.

Dans une ironie cruelle, on peut imaginer que, centenaire, Lumumba aurait ressenti le poids écrasant d’une émancipation obtenue au prix de sacrifices incommensurables, où la quête de souveraineté s’est parfois muée en dérive vers de nouvelles formes d’oppression. Entre nostalgie mélancolique et amertume aigüe, le débat demeure ouvert quant à la justesse de cette vision révolutionnaire, qui continue de hanter l’âme du Congo, même lorsque les idéaux se heurtent aux dures réalités d’un pays en perpétuelle mutation.

Il avait, dès le départ, l’intuition que l’indépendance politique n’avait de valeur que si elle était accompagnée d’un développement économique solide. Malheureusement, dépourvu de l’expertise nécessaire pour tracer la voie d’une émancipation complète, sa vision a heurté les résistances d’un système aux fondations fragiles et aux élites souvent déconnectées des besoins réels du peuple. Ce constat renforce l’idée que la séparation entre liberté politique et progrès économique demeure un gouffre difficile à combler.

Ainsi, le centenaire de Lumumba devient le miroir d’une nation qui, malgré une commémoration grandiose, peine à s’extraire des chaînes d’un passé postcolonial marqué par l’échec des réformes et la domination des logiques de marché et de clientélisme.

La véritable interrogation que nous devons affronter aujourd’hui est la suivante : sommes-nous prêts à voir la classe politique de violer notre Constitution, avec l’aval tacite d’institutions telles que l’Église qui, en 1960, avait accompagné les bourreaux de Lumumba a concédé avait de notre indépendance pour finir par nous auto-recoloniser ? Fêterons-nous le centenaire de Lumumba en remettant notre cou dans la laisse d’une autre nation minuscule ? La descendance de Lumumba saura-t-elle enfin prendre les rênes et nous guider, soit vers une forme d’auto-colonisation salvatrice, soit vers une politique d’expansion réellement dédiée à l’amélioration du niveau de vie des Congolais ?

Et pourtant, malgré toutes ces dérives et ces paradoxes, je reste convaincu que Patrice Lumumba avait raison, surtout sur plan idéologique de politique économique. Il n’a pas de traitre parmi nous, mais plutôt des Paul Bolya, ceux parmi nous qui ne croient toujours pas en nous. Il appartient au reste, la majorité, de célébrer son héritage et de répondre à son appel, en aspirant à une nation véritablement prospère économiquement et indépendante politiquement et ce, de la manière la plus juste et authentique qui soit.

Jo M. Sekimonyo

Économiste politique, théoricien, militant des droits des humains et écrivain

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