Échos d'Amérique

Brésil : une société divisée

Le 8 janvier, quelques jours après l’investiture de Lula, vainqueur en novembre du président sortant Jair Bolsonaro, des milliers de partisans de ce dernier ont pris d’assaut le Congrès, la Cour suprême et le palais présidentiel du Brésil, dénonçant « une élection truquée ».

Ces scènes, qui se sont déroulées presque exactement deux ans après l’attaque du Capitole américain le 6 janvier 2021 par des sympathisants de Donald Trump, rappellent à quel point il sera difficile à Lula de réunifier une société fortement divisée, comme il s’y était engagé durant la campagne électorale.

Dans son discours d’investiture du 1er janvier, Lula s’est exprimé aux côtés d’un leader indigène, d’un garçon handicapé et d’un ouvrier métallurgiste, plaçant explicitement et implicitement l’inclusion et l’unité sociale au cœur de son mandat à venir. Une approche radicalement différente de celle de son prédécesseur.

Deux approches de la diversité aux antipodes l’une de l’autre

Durant le mandat de Bolsonaro (janvier 2019-janvier 2023), le nombre de saisies de terres appartenant à des communautés indigènes a pratiquement triplé. Le Brésil a également affiché l’un des pires bilans mondiaux en termes d’homicides à l’encontre des personnes LGBT.

Sur le plan idéologique, l’approche de l’ancien président à l’égard des minorités telles que les Brésiliens noirs, la population indigène, les habitants pauvres des favelas et les personnes LGBT peut être résumée par le terme de colorblind (aveuglement assumé vis-à-vis de la couleur de peau). En 2018, Bolsonaro est ainsi apparu arborant un t-shirt portant le slogan « Minha cor é o Brasil » – « Ma couleur est le Brésil ».

Le concept de colorblindness consiste à ignorer les différences entre individus liées à leur couleur de peau, à leur orientation sexuelle, à leur origine ethnique ou à d’autres facteurs encore. Cette approche soutient que l’égalité entre les groupes s’obtient en minimisant les distinctions et en considérant la population brésilienne comme uniforme. Lula, quant à lui, défend une vision multiculturelle qui consiste à reconnaître et à valoriser les différences entre ces groupes.

Le Brésil « colorblind » sous l’administration Bolsonaro

Au cours de son mandat, Bolsonaro a mis en avant la vision d’une société brésilienne homogène, où les différences de couleur de peau et d’appartenance à tel ou tel groupe social n’avaient aucun impact sur la vie des citoyens.

Or, des études montrent que ce sont les individus appartenant aux groupes dominants qui ont tendance à faire pression en faveur de l’approche colorblind car ils y voient un moyen de maintenir leurs privilèges vis-à-vis des groupes marginalisés. Les chercheurs ont établi depuis longtemps que les politiques publiques qui ignorent les différences entre les groupes peuvent entraver la lutte contre les injustices structurelles. Au Brésil, les conséquences de telles politiques se traduiraient par la préservation du statu quo et la conservation de l’emprise sur le pouvoir d’hommes blancs hétérosexuels issus de milieux privilégiés.

Les dirigeants qui mettent en place ces politiques colorblind auraient ainsi tendance à minimiser la discrimination raciale et à contester la nécessité de protéger législativement les groupes minoritaires. Même s’ils s’en sont vertement défendus, des membres de l’administration Bolsonaro ont tenu des propos racistes. Dans son étude annuelle, la confédération nationale des Quilombolas (descendants des communautés d’esclaves fugitifs) a recensé 16 cas de tels propos tenus par des responsables bolsonaristes en 2019, 42 en 2020 et 36 en 2021.

Le mépris affiché par Bolsonaro pour les droits des groupes indigènes et leurs terres a davantage retenu l’attention. L’ex-président a régulièrement pris des décisions économiques favorables aux groupes privilégiés, notamment en baissant les taxes à l’exportation pour les entreprises agroalimentaires et en supprimant des textes de loi protégeant les terres appartenant aux communautés indigènes.

Le déni du racisme et de la discrimination dont a fait preuve l’administration Bolsonaro tient moins d’une conviction sincère que d’une stratégie visant à « mettre sous le tapis » les problèmes sociaux et les inégalités. Reconnaître leur existence aurait pu créer des obstacles à la mise en œuvre de son programme libéral, soutenu par de nombreuses grandes entreprises, des chaînes de magasins et le secteur agroalimentaire.

Au contraire de l’approche de Bolsonaro, le gouvernement Lula devrait reconnaître la diversité des Brésiliens, au nom d’une vision multiculturelle, comme ce fut le cas lors de ses deux premiers mandats. « Nos politiques visant à combattre le chômage doivent être axées non seulement sur la race, mais aussi sur le genre », a par exemple déclaré un proche de Lula pendant la campagne.

Dans la dernière ligne droite de sa campagne victorieuse, Lula a notamment visité le Complexo de Favelas do Alemao, à Rio de Janeiro. Les favelas ont occupé une place centrale dans son discours, du fait de la diversité de leurs habitants : 67 % des 11,4 millions des résidents se déclarant noirs, tandis que 32 % se perçoivent comme blancs. Cela alors que dans l’ensemble de la population brésilienne, 43 % se déclarent blancs, 9,3 % noirs et 46,5 % métis.

Au cours de cette visite, il s’est engagé à prendre des mesures pour protéger les groupes ethniques stigmatisés ainsi que les résidents des régions à faibles revenus et à réduire les inégalités sociales. Il a notamment promis d’instaurer des quotas (par exemple pour l’accès aux universités et aux emplois publics) destinés aux minorités raciales, et s’est fixé des objectifs ambitieux en matière de logement et d’infrastructures dans les régions à faibles revenus. Il s’est également engagé à organiser, au cours de son mandat, une conférence nationale consacrée aux besoins des habitants des favelas.

L’approche inclusive du nouveau gouvernement se reflète dans sa composition. Alors que Bolsonaro n’avait nommé que deux femmes parmi ses ministres, 11 femmes ont pris leurs fonctions en janvier, soit un tiers des postes ministériels. Le poste de ministre de l’Égalité raciale a par exemple été attribué à Annielle Franco – la sœur de la conseillère municipale Marielle Franco, assassinée à Rio de Janeiro et devenue un symbole de la violence sociale, raciale et sexiste au Brésil. Lula a également battu le record de nominations de femmes et de représentants de minorités ethniques dans les ministères depuis le retour de la démocratie au Brésil.

Le discours d’investiture du nouveau ministre des Droits de l’homme de Lula, le philosophe noir Sílvio Almeida, montre un contraste drastique avec les idées et les valeurs colorblind du gouvernement précédent. Il s’y est directement adressé aux femmes, aux Noirs, aux pauvres et aux personnes LGBT : « Vous existez et vous avez de la valeur pour nous. »

Le siège de Brasília, signe avant-coureur des défis à venir

Il reste à voir si cette stratégie pourra séduire certains partisans de Bolsonaro – y compris ceux qui ont pris d’assaut les bâtiments gouvernementaux le 8 janvier dernier. Il est certain que la politique multiculturelle de Lula sera confrontée à bien des défis, les recherches montrant que celle-ci risque de laisser un sentiment d’exclusion aux groupes privilégiés, tels que les Blancs.

Pour parvenir à ses fins, l’administration Lula doit impliquer l’ensemble de la société afin de limiter les réactions négatives des Blancs et des individus fortunés face à la diversité et à l’inclusion. Une tâche qui ne sera sans doute pas aisée…

Jorge Jacob

Professor of Behavioral Sciences, IÉSEG School of Management

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