Tribunes Économiques

Autopsie des résultats des élections de 2023 en RD Congo : faut-il en conclure que les Congolais sont allergiques à l’intelligence, à l’éthique et à la compétence ? (Tribune de Dr. John M. Ulimwengu)

Les élections de 2023 en République démocratique du Congo (RD Congo) ont marqué un tournant décisif dans son paysage politique tumultueux. Les résultats, surprenants pour beaucoup, ont déclenché un débat notamment sur les valeurs et les priorités de l’électorat congolais. Au cœur de ce discours se trouve un résultat déroutant : le célèbre professeur d’université et lauréat du prix Nobel de la paix, le Dr Denis Mukwege, connu pour son intégrité et ses prouesses intellectuelles, a obtenu moins d’un pour cent des votes. Les résultats, au-delà des indices alarmants de fraude, indiquent-ils une aversion sociétale pour l’intelligence, l’éthique et la compétence ?

Premièrement, il est essentiel de reconnaître que les élections, de par leur nature, ne sont pas des concours d’intellect, de moralité ou de patriotisme. Il s’agit essentiellement d’exercices politiques, où divers facteurs tels que le charisme, le populisme, l’appartenance à un parti et le sentiment des électeurs jouent un rôle important. Dans de nombreux cas, ces facteurs peuvent éclipser les aspects intellectuels ou éthiques. Cette réalité n’est pas propre à la RD Congo.

Toutefois, le cas du Dr Denis Mukwege est particulièrement intrigant. Sa réputation internationale exceptionnelle et son engagement indéfectible à l’égard des droits de la personne et de l’intégrité ne font aucun doute. Sa part négligeable des voix suscite des inquiétudes quant à ce que la société congolaise valorise chez ses dirigeants. Ce résultat suggère-t-il un mépris de l’intellectualisme, de la moralité et de la compétence ? Ou reflète-t-elle d’autres dynamiques sociopolitiques sous-jacentes à l’œuvre dans le pays ? Ou, comme l’affirment d’autres, il s’agirait simplement d’une large fraude électorale !

Les élections devraient en effet être l’occasion pour la population de choisir les dirigeants les mieux équipés pour résoudre les problèmes auxquels elle est confrontée.

Dans un processus démocratique idéal, les élections remplissent plusieurs fonctions essentielles à cet égard :

  • Représentation : Les élections permettent aux citoyens de choisir des représentants qui reflètent leurs points de vue, leurs besoins et leurs aspirations. On s’attend à ce que les dirigeants choisis s’attaquent aux défis et aux questions spécifiques qui concernent leurs électeurs.
  • Responsabilité : Dans le cadre du processus électoral, les citoyens tiennent leurs dirigeants actuels responsables de leurs actions et de leurs décisions. Si les dirigeants ne parviennent pas à s’attaquer efficacement aux questions clés, les électeurs ont la possibilité de choisir des d’autres représentants.
  • Orientation stratégique : Les élections offrent une plate-forme aux différents partis politiques et candidats pour présenter leur vision et leurs stratégies pour aborder les questions nationales et locales. Cela donne aux électeurs la possibilité de choisir l’orientation politique qui, selon eux, résoudra le mieux leurs défis.
  • Légitimité : Les dirigeants démocratiquement élus sont généralement considérés comme légitimes, ce qui est crucial pour la stabilité et l’efficacité de la gouvernance. Lorsque les gens croient que leurs dirigeants sont élus équitablement et qu’ils sont véritablement représentatifs, il y a une plus grande probabilité que le public appuie leurs politiques et leurs initiatives.
  • Autonomisation et engagement : Les élections permettent aux citoyens d’avoir leur mot à dire dans leur gouvernance. Ce processus peut accroître l’engagement civique et encourager le public à s’impliquer davantage dans les questions politiques et sociales.
  • Changement et continuité : Les élections permettent des transitions pacifiques du pouvoir, permettant aux sociétés d’évoluer et de s’adapter aux nouveaux défis et aux circonstances changeantes. Ils offrent un mécanisme à la fois de continuité et de changement dans le leadership et les politiques.

Dans le contexte de la République démocratique du Congo (RD Congo), où les défis vont de l’instabilité politique et des conflits à la pauvreté, aux crises sanitaires et à la dégradation de l’environnement, il est crucial que le processus électoral permette aux électeurs de choisir des dirigeants dotés de l’intelligence, de la compétence et des normes éthiques nécessaires pour aborder efficacement ces questions complexes. Cependant, comme le pays vient encore de le démontrer, l’efficacité des élections dans la réalisation de ces objectifs peut être influencée par divers facteurs, notamment l’intégrité du processus électoral, le niveau de sensibilisation et d’éducation politique de l’électorat, la liberté de la presse, l’influence de l’argent et de la corruption, et la culture politique en général.

Défis socio-économiques en RD Congo et nécessité d’un leadership de haute qualité

Le pays est aux prises avec une pauvreté généralisée, l’instabilité politique, la corruption et une série d’autres défis socio-économiques. Il est tout à fait possible que dans un tel contexte, les électeurs puissent donner la priorité aux préoccupations immédiates et pratiques plutôt qu’aux vertus idéalistes. L’attrait des promesses populistes, ou l’influence du clientélisme, peuvent éclipser l’appréciation du leadership intellectuel et éthique. Quelles que soient les différences de convictions politiques, morales, spirituelles ou tribales, tout le monde doit reconnaitre que pour faire face aux problèmes multiformes auxquels la République démocratique du Congo (RD Congo) est confrontée, il faut des dirigeants qui possèdent de l’intelligence, de la compétence et de la vertu. La combinaison de l’intelligence, de la compétence et de la vertu dans le leadership est essentielle pour relever efficacement les défis socio-économiques complexes de la RD Congo. Ces qualités permettent aux dirigeants de concevoir et de mettre en œuvre des stratégies efficaces, de gérer judicieusement les ressources, de respecter les normes éthiques et, en fin de compte, d’apporter des changements positifs dans le pays.

Instabilité politique et conflits : La RD Congo a connu des décennies de troubles politiques et de conflits violents. Cette instabilité persistante a perturbé la gouvernance et le développement économique. Un leadership intelligent et compétent est essentiel à l’élaboration et à la mise en œuvre d’approches stratégiques multidimensionnelles de la résolution des conflits et de la consolidation de la paix. Des vertus comme l’intégrité et l’empathie sont essentielles pour gagner la confiance et favoriser la réconciliation entre les groupes en conflit. Une diplomatie habile, tant au niveau national qu’international, est également essentielle.

  • Pauvreté : Bien qu’elle soit riche en ressources naturelles, la RD Congo est l’un des pays les plus pauvres du monde. Selon la Banque mondiale, plus de 60 % de la population (environ 60 millions de personnes) vit avec moins de 1,90 dollar par jour, le seuil de pauvreté international. La lutte contre la pauvreté nécessite des politiques économiques intelligentes qui maximisent l’utilisation des ressources et une répartition équitable. La compétence en matière de gouvernance garantit une mise en œuvre efficace de ces politiques. Un leadership éthique permet de s’assurer que les efforts visant à réduire la pauvreté ne sont pas sapés par la corruption ou le favoritisme.
  • Enjeux de santé : Le pays est confronté à d’importants problèmes de santé, notamment des épidémies de maladies comme Ebola, le choléra et la rougeole. L’infrastructure de santé est sous-financée et inadéquate, avec un accès limité aux services de santé de base pour de nombreuses personnes. Pour relever les défis de santé, il faut des dirigeants qui comprennent les complexités de la santé publique et qui peuvent gérer avec compétence les ressources pour renforcer l’infrastructure des soins de santé. Les leaders vertueux s’engagent à donner la priorité au bien-être de tous les citoyens, en particulier des plus vulnérables.
  • Éducation : Le niveau d’éducation en RD Congo est faible. L’UNESCO rapporte que le taux d’alphabétisation chez les adultes de plus de 15 ans reste encore en deçà des normes internationales. L’accès à l’éducation est entravé par des facteurs tels que la pauvreté, les conflits et la discrimination fondée sur le sexe. L’amélioration de l’éducation nécessite l’élaboration de politiques intelligentes fondées sur une compréhension approfondie des besoins et des défis en matière d’éducation. Une administration compétente est nécessaire pour mettre en œuvre efficacement ces politiques et gérer les ressources. Les leaders vertueux sont motivés par un désir sincère d’améliorer la vie des citoyens par l’éducation.
  • Dépendance économique à l’égard des ressources naturelles : L’économie dépend fortement du secteur minier, en particulier de l’extraction de minéraux comme le cobalt, le cuivre et les diamants. Cette dépendance rend le pays vulnérable aux fluctuations des prix mondiaux des matières premières. Pour diversifier l’économie et éviter une dépendance excessive à l’égard des ressources naturelles, il faut une planification économique intelligente et des compétences dans le développement et le soutien d’autres secteurs. Les considérations éthiques sont essentielles pour s’assurer que l’exploitation des ressources naturelles est durable et profite à la population.
  • Corruption et problèmes de gouvernance : La corruption est très répandue et touche de nombreux secteurs de l’économie et du gouvernement. L’indice de perception de la corruption de Transparency International classe souvent la RD Congo parmi les pays les plus corrompus au monde. La lutte contre la corruption exige des dirigeants intègres qui s’engagent à faire preuve de transparence et de responsabilité. La compétence est essentielle pour établir et appliquer des cadres efficaces de lutte contre la corruption.
  • Dégradation de l’environnement : L’exploitation minière illégale, la déforestation et le braconnage ont entraîné une dégradation importante de l’environnement. Ces pratiques menacent la riche biodiversité du pays, y compris les espèces menacées telles que les gorilles. S’attaquer aux problèmes environnementaux exige un mélange d’élaboration intelligente de politiques, de mise en œuvre compétente et de gestion éthique des ressources naturelles. Les dirigeants doivent trouver un équilibre entre le développement économique et la préservation de l’environnement.
  • Déplacements et crises humanitaires : Les conflits en cours ont provoqué des déplacements massifs à l’intérieur du pays. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) a fait état de millions de personnes déplacées à l’intérieur de la RD Congo. La gestion des crises humanitaires et la gestion des déplacements nécessitent une planification logistique compétente et des stratégies intelligentes pour garantir que l’aide parvienne à ceux qui en ont besoin. Les vertus éthiques sont essentielles pour prendre des décisions impartiales qui donnent la priorité aux droits de la personne et à la dignité.
  • Inégalité entre les sexes : Les femmes en RD Congo sont confrontées à des défis importants, notamment des taux élevés de violence basée sur le genre, en particulier dans les zones touchées par les conflits. Il existe également des disparités en matière d’éducation, d’emploi et de représentation politique. Pour surmonter l’inégalité entre les sexes, il faut des dirigeants qui comprennent intelligemment la nature systémique de ce problème et qui sont compétents pour mettre en œuvre des politiques qui favorisent l’équité entre les sexes. Les vertus éthiques garantissent que ces politiques sont guidées par des principes d’équité et de justice.
  • Chômage des jeunes : Une grande partie de la population a moins de 25 ans, ce qui entraîne un taux de chômage élevé chez les jeunes. Ce défi démographique ajoute une pression sur l’économie et les systèmes sociaux. La lutte contre le chômage des jeunes nécessite des stratégies économiques innovantes et une mise en œuvre compétente des programmes de développement de la jeunesse. Des considérations éthiques garantissent que les opportunités sont créées équitablement pour tous les jeunes.

Entre fraude électorale et aversion pour l’intelligence, la vertu et la compétence, quel est le moindre mal pour une société comme la RD Congo ?

Comparer la fraude électorale et l’aversion de la société pour l’intelligence, la vertu et la compétence pose un dilemme difficile. Chacune d’entre elles représente un obstacle important au développement d’une démocratie saine et fonctionnelle, en particulier dans un contexte comme celui de la République démocratique du Congo (RD Congo). Entre les deux, le « moindre mal » dépend du contexte et de la perspective.

Fraude électorale : Cela sape fondamentalement le processus démocratique. Il érode la confiance dans le système électoral, délégitime l’autorité du gouvernement et prive le public de son droit de choisir ses dirigeants. Elle peut perpétuer le pouvoir de dirigeants corrompus ou inefficaces et entraver un changement significatif. La prévalence de la fraude électorale peut conduire à l’apathie du public, à l’instabilité politique et même à des conflits.

Aversion pour l’intelligence, la vertu et la compétence : Si une société néglige systématiquement ces qualités chez ses dirigeants, elle risque d’enraciner l’inefficacité, la mauvaise gouvernance et peut-être la corruption. Les dirigeants qui manquent d’intelligence, de vertu et de compétence sont moins susceptibles de relever efficacement des défis nationaux complexes, de mettre en œuvre des politiques saines ou de faire respecter l’État de droit. Au fil du temps, cela peut entraîner des problèmes systémiques de gouvernance, une stagnation économique et des troubles sociaux.

Impact sur la gouvernance : Alors que l’aversion de la société pour les qualités souhaitables de leadership peut conduire à une mauvaise gouvernance, la fraude électorale sape directement le fondement même de la démocratie. En l’absence d’élections équitables, même les individus vertueux, intelligents et compétents ont peu de chances d’être élus.

Conséquences à long terme : Les deux problèmes ont des répercussions à long terme, mais les effets de la fraude électorale sont plus immédiats et potentiellement plus déstabilisants. Une société peut graduellement cultiver une préférence pour de meilleures qualités de leadership, mais réparer un système électoral défaillant peut être plus difficile.

Potentiel de changement : Il pourrait être plus facile d’éduquer et d’influencer l’opinion publique pour qu’elle valorise l’intelligence, la vertu et la compétence que de rectifier un système en proie à la fraude électorale. Une fois que l’intégrité du système électoral est compromise, le rétablissement de la confiance et de la légitimité peut s’avérer une tâche ardue.

En résumé, bien que les deux scénarios soient préjudiciables, la fraude électorale pourrait être considérée comme un problème plus grave dans le contexte de la RD Congo. Il s’attaque directement au processus démocratique et laisse peu de place à des changements positifs, quelles que soient les vertus ou les compétences des candidats individuels ou les préférences de l’électorat. Par conséquent, la garantie d’élections libres, justes et transparentes pourrait être l’objectif le plus critique pour établir une base sur laquelle d’autres améliorations sociétales peuvent être construites.

Dr. John M. Ulimwengu

Chargé de recherches senior – Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI)

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