Échos d'Afrique

Afrique : la France poussée dehors

Au Mali et au Burkina Faso, le pourrissement de la situation sécuritaire a délégitimé les régimes d’Ibrahim Boubacar Keïta (récemment décédé, il avait été renversé en août 2020) et de Roch Marc Christian Kaboré (qui vient d’être renversé à son tour).

Incapables de faire face à la poussée des groupes armés et à la multiplication des massacres malgré leurs appuis étrangers, ces régimes sont devenus impopulaires. Leur chute rend la politique française intenable.

Le temps des colonels

Le 14 novembre 2021, la tuerie d’Inata, dans le nord du Burkina Faso, quand au moins 50 gendarmes privés de ravitaillement ont été assassinés, a été la défaite de trop, celle qui a scellé le divorce entre les militaires et le président. Au Sahel, plus la situation sécuritaire se détériore, plus la tension entre autorités civiles et autorités militaires s’accroît et plus les militaires vont être tentés de prendre le pouvoir avec – et c’est une nouveauté de taille – l’assentiment de la rue.

Il faut, en effet, se rappeler qu’en 2014 c’était la rue qui avait mis fin aux vingt-sept ans de règne de Blaise Compaoré et qu’elle n’a pas bougé pour Roch Marc Christian Kaboré, écarté par un coup d’État pacifique en plein second mandat comme son homologue malien. Ces putschs acceptés, voire célébrés, sont le reflet de la désaffection populaire pour les régimes en place. Les élections n’ayant pas produit de gouvernements capables de résoudre les conflits, les coups d’État sont devenus au Sahel une méthode acceptable d’alternance pour la population – tant qu’ils sont pacifiques.

Victime de l’effet domino, toute la bande sahélienne, de Khartoum à Conakry, bascule dans le « colonellisme » (tous les putschistes ont le grade de colonel). Si au Tchad l’armée était de facto au pouvoir mais cachée derrière un très mince paravent civilo-démocratique, dans d’autres pays, elle fait son retour à la faveur de crises politiques (Guinée et Soudan) et de la crise sécuritaire régionale qui déstabilise une bonne partie du Sahel.

Bien qu’il incarne à sa façon la revanche des cadets et la demande de renouvellement générationnel (en Guinée, au Mali et au Burkina Faso, tous les putschistes ont la quarantaine), le régime des colonels a peu de chance de résoudre la crise sécuritaire en cours, mais il pose un sérieux problème pour l’intervention militaire française au Sahel. L’opération Barkhane n’a déjà plus aucune légitimité populaire comme le montrent le suivi des réseaux sociaux, les manifestations antifrançaises dans les capitales de la région et la saga du convoi militaire français à la fin de l’année passée.

Bloqué par les manifestants au Burkina Faso, ce convoi qui se rendait au Mali a dû rebrousser chemin et une autre confrontation avec la foule au Niger a abouti à trois morts parmi les manifestants. Les manifestations profrançaises qui avaient célébré l’opération Serval en 2013 se sont transformées en manifestations antifrançaises avec Barkhane.

D’une part, l’engagement militaire français aux côtés des putschistes à lunettes noires va contredire la défense de la démocratie régulièrement invoquée par Paris et mettre une fois de plus le gouvernement français en porte-à-faux avec ses principes affichés. D’autre part, les putschistes de Ouagadougou risquent d’être tentés de suivre l’exemple de leurs homologues de Bamako qui remettent en cause la relation avec la France et entendent la remplacer par la Russie.

En effet, les militaires burkinabé font face aux mêmes défis : une population en demande de sécurité, de très faibles capacités de combat, des divisions internes et une francophobie populaire. Dans ces circonstances, les putschistes burkinabé vont rechercher d’autres partenariats de sécurité (le groupe Wagner est en embuscade) et être tentés d’exploiter le capital politique que représente le rejet de l’intervention militaire française dans l’opinion publique locale. Et ce, d’autant plus que l’horizon est très nuageux.

Le pire est à venir

Le Sahel étant entré dans la saison des putschs, un peu de prospective s’impose. À l’instar des pouvoirs civils, les juntes risquent de se révéler incapables d’inverser la dynamique régionale d’insécurité et d’agir sur la cause profonde de cette crise régionale : la mauvaise gouvernance et sa conséquence, le délitement silencieux des États.

Les métastases maliennes ont gagné le nord du Burkina Faso et l’ouest du Niger et risquent de contaminer les pays côtiers (nord de la Côte d’Ivoire, du Bénin, du Togo, etc.) qui, inquiets de cette perspective, ont lancé l’Initiative d’Accra. L’appui de la Russie, et éventuellement d’autres acteurs étrangers, ne suffira pas à résoudre une guerre faite de multiples conflits sur un vaste territoire.

Derrière la lutte pour la création d’un califat par les franchises locales d’Al-Qaïda et de l’État islamique, il y a une guerre civile qui ne dit pas son nom, des règlements de comptes intercommunautaires, des luttes de terroirs et même des guerres de trafiquants.

Par ailleurs, si la junte malienne et les mercenaires de Wagner infligeaient une défaite à l’État islamique dans le Grand Sahara ou au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, les djihadistes pourraient sans peine se délocaliser vers un pays plus faible.

La rue étant versatile, si les juntes malienne et burkinabé n’améliorent pas la situation sécuritaire, elles seront rapidement discréditées et, à terme, elles feront le lit de l’islamisme populaire qui gagne déjà du terrain au Mali.

Face aux condamnations diplomatiques, les régimes putschistes vont se solidariser et le front uni de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), qui a imposé des sanctions au Mali, se fissure déjà. Suspendue de la Cédéao, la Guinée du colonel Doumbouya a déjà annoncé qu’elle n’appliquerait pas les sanctions de la Cédéao contre le Mali (frontière ouverte, mise en place d’un vol Bamako-Conakry, etc.). Cette organisation régionale va être mise à rude épreuve par la multiplication des putschs.

Enfin l’hostilité à l’intervention militaire française est loin d’être limitée au Mali. Le convoi militaire français a été bloqué par la population au Niger et au Burkina Faso ; les syndicats nigériens demandent le départ des militaires français ; des drapeaux français ont été brûlés dans la capitale burkinabé à l’annonce du putsch et, même au Tchad considéré comme le meilleur allié de la France dans la région, l’hostilité populaire est forte. Outre leur ressentiment historique, les opinions publiques sahéliennes voient que, depuis plusieurs années, les « succès tactiques » de Barkhane se traduisent par plus d’insécurité, d’exactions et de déplacés.

A la recherche d’une porte de sortie

Pris entre la contagion putschiste, la menace islamiste et l’hostilité à sa diplomatie militaire, le gouvernement français a conçu une stratégie de sortie qui est aujourd’hui caduque. Elle reposait sur :

  • la ré-opérationalisation de l’armée malienne avec laquelle le divorce est maintenant consommé ;
  • une coalition militaire régionale (le G5 Sahel) créée en 2017 dont l’efficacité reste toujours à prouver ;
  • l’européanisation de la formation et de l’appui aux armées sahéliennes (la mission EUTM et la task force Takuba) rejetée par la junte malienne.
  • Actuellement, l’absence de stratégie de sortie et la paralysie de l’exécutif français en période électorale font planer des scénarios inquiétants :
  • la montée en puissance des manifestations antifrançaises qui peuvent aboutir à des heurts, voire des bavures, impliquant les forces françaises ;
  • des attaques répétées des groupes terroristes contre les militaires et intérêts français ;
  • après le Mali, la remise en cause du partenariat sécuritaire avec le Burkina Faso et peut-être d’autres pays.

Alors que le Mali qui est l’épicentre de la crise sécuritaire régionale sonne la fin de l’intervention militaire française, l’urgence n’est plus de reconfigurer Barkhane ou de définir des lignes rouges pour négocier avec les groupes armés islamistes, mais de sortir du bourbier sahélien avant d’être tout simplement mis à la porte.

Thierry Vircoulon – Coordinateur de l’Observatoire pour l’Afrique centrale et australe de l’Institut Français des Relations Internationales, membre du Groupe de Recherche sur l’Eugénisme et le Racisme, Université de Paris

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