Chaque année en décembre, des bus longue distance, des minibus-taxis et des voitures privées affluent d’Afrique du Sud vers le nord tandis que Bulawayo, la deuxième plus grande ville du Zimbabwe, se prépare pour son rituel annuel : le retour saisonnier des « injiva » – les migrants qui rentrent chez eux pour Noël.
L’ancienne ville industrielle, où les entreprises ont périclité et où les commerces et restaurants peinent à survivre, se remplit temporairement de voitures immatriculées en Afrique du Sud et de personnes vêtues de tenues à la mode, symboles d’un mode de vie urbain sud-africain. Des remorques sont chargées de transferts de fonds, appelés « boîtes de Noël », contenant de l’huile de cuisson, du savon et d’autres produits alimentaires. Un château gonflable est installé dans le parc, et la musique populaire se mêle aux rires dans les restaurants.
Ce sont des symboles de réussite et de succès acquis à l’étranger, ancrés dans l’histoire. Ils constituent une version revisitée des fêtes de fin d’année des injivas de l’époque coloniale : des hommes originaires de la région du Matabeleland au Zimbabwe, qui travaillaient dans les mines et les fermes d’Afrique du Sud et rentraient chez eux généralement une fois par an avec des cadeaux.
Pourtant, il est de notoriété publique que cette performance est souvent chèrement acquise, et les injivas – hommes et femmes confondus – peinent à répondre à ces attentes . Dans la réalité migratoire, on observe des incertitudes économiques et juridiques, des discriminations sur le marché du travail, de bas salaires et des difficultés à envoyer de l’argent à leur famille.
Au milieu des fêtes de fin d’année, un mouvement sud-nord plus discret et solennel se dessine : celui des migrants zimbabwéens décédés qui entreprennent leur dernier voyage vers leur foyer. Contrastant avec l’effervescence des fêtes de Noël, les remorques en forme de cercueil qui bordent l’autoroute A6, du poste frontière de Beitbridge à Bulawayo, rappellent que la promesse de prospérité liée à la migration s’accompagne de risques et de pertes.
Ce retour aux sources, que j’ai étudié dans le cadre de mon doctorat en anthropologie et que j’ai décrit dans un article récent , est façonné par la bureaucratie, le coût et la prise en charge intergénérationnelle.
Cette étude révèle comment se maintient un réseau de solidarité essentiel à la vie. Elle contribue aux débats anthropologiques sur les migrations, la parenté, l’État, les pratiques documentaires, le droit et le développement.
Le devoir moral et le casse-tête économique du retour
Les migrations entre le Zimbabwe et l’Afrique du Sud trouvent leurs racines dans les migrations de main-d’œuvre de l’époque coloniale et se sont intensifiées depuis l’indépendance du Zimbabwe en 1980. Au début des années 2000, l’effondrement économique du Zimbabwe, marqué par l’hyperinflation, la violence politique et le chômage de masse, a poussé des millions de personnes à chercher des opportunités économiques et une protection en Afrique du Sud.
Il est difficile d’estimer le nombre de Zimbabwéens en Afrique du Sud en raison du caractère largement non réglementé de cette mobilité, mais les chiffres se situent généralement entre un et trois millions.
Bien que les migrants décédés, en situation régulière ou non, puissent être enterrés en Afrique du Sud, le rapatriement du corps est un acte essentiel au Zimbabwe, comme dans de nombreux autres pays africains. Il s’agit de réintégrer le défunt à sa lignée et de permettre à son esprit d’être pleuré et apaisé afin qu’il puisse protéger les générations futures. Ne pas respecter ce rite risque d’engendrer des troubles spirituels et sociaux. Ce retour respectueux après la mort, à l’instar du retour festif des injivas (revenants) valides à Noël, renforce les liens intergénérationnels.
Malgré l’importance religieuse et culturelle de l’inhumation dans son pays d’origine, le rapatriement d’un corps depuis l’Afrique du Sud représente un défi économique pour la famille. Il s’agit non seulement d’un devoir moral, mais aussi d’une charge financière. En principe, seuls les défunts décédés subitement sont rapatriés en cercueil. Ceux qui le peuvent rentrent chez eux avant leur décès afin d’éviter les frais de rapatriement.
Les familles déploient des efforts considérables pour permettre le rapatriement des corps. Les proches collectent des fonds, empruntent et contactent leurs familles à l’étranger. Les sociétés funéraires sollicitent des cotisations auprès de leurs membres pour financer l’embaumement, le transport, les formalités administratives et les funérailles. Ces obligations témoignent de l’importance économique de la continuité de la famille et de la nécessité de garantir son bien-être après le décès.
Sociétés funéraires formelles et informelles
Depuis les années 1990, les industries autrefois florissantes de Bulawayo se sont en grande partie effondrées, laissant ses anciennes usines et manufactures désertées ou reconverties en lieux de culte, établissements scolaires et garages. Au milieu de ces modestes activités , les services funéraires détonnent dans le paysage par ailleurs empreint de mélancolie de la ville.
L’instabilité économique et politique du Zimbabwe poussant de nombreux Zimbabwéens à chercher du travail en Afrique du Sud, le secteur funéraire s’est développé. Le poste frontière de Beitbridge, qui traverse le fleuve Limpopo entre le Zimbabwe et l’Afrique du Sud, organise depuis longtemps les flux migratoires et financiers, et gère également le rapatriement des dépouilles.
En effet, les entreprises de pompes funèbres et les sociétés funéraires remontent à l’ époque coloniale , lorsque les migrants blessés ou décédés devaient être rapatriés. Aujourd’hui, sous des noms prestigieux tels que Doves, Kings & Queens et African Pride, les entreprises de pompes funèbres jouent un rôle essentiel dans la gestion des décès à l’échelle internationale.
Outre les services funéraires agréés, certaines personnes appartiennent à des groupes informels de mise en commun d’argent qui mobilisent collectivement des fonds pour couvrir les frais funéraires. Certains effectuent des versements mensuels réguliers, tandis que d’autres collectent des sommes ponctuellement en cas d’urgence.
Ces sociétés brouillent les frontières entre systèmes formels et informels . De nombreux migrants sans papiers, qui ne peuvent ouvrir de compte bancaire, participent par l’intermédiaire d’amis ou de proches en situation régulière, contribuant à des fonds communs suivis via des applications mobiles et des reçus de virement bancaire. Ces sociétés entretiennent des réseaux de solidarité, et la transparence des contributions témoigne d’ une responsabilité à la fois morale et financière , influençant le statut social des participants.
Bureaucraties de la mort transnationale
Entre le décès et l’inhumation, de nombreuses démarches juridiques et bureaucratiques doivent être accomplies, depuis l’obtention des certificats de décès et des autorisations sanitaires jusqu’à la coordination avec les autorités sud-africaines et zimbabwéennes.
Il est souvent nécessaire de rassembler des documents d’identité zimbabwéens pour prouver la nationalité du défunt. Lorsque celui-ci n’a pas révélé son identité aux autorités sud-africaines et demeure sans papiers, ou possède deux identités légales, cette situation doit être justifiée par des déclarations sous serment.
Ces démarches administratives ne sont pas de simples formalités ; elles relèvent de la politique de la mort. Les documents permettant le transfert d’un corps, tels qu’un cachet, une signature ou une déclaration sous serment, constituent à la fois une forme de reconnaissance et un rappel des inégalités. Si certains décès peuvent franchir les frontières relativement facilement, d’autres sont retardés ou bloqués dans les méandres des procédures institutionnelles.
La bureaucratie est un espace où s’entremêlent bienveillance, légalité et sentiment d’appartenance. Les fonctionnaires peuvent s’appuyer non seulement sur des directives officielles, mais aussi sur leurs propres conceptions culturelles de la prise en charge. Ils jouent un rôle essentiel pour surmonter les obstacles juridiques et administratifs. Les agents d’immigration peuvent se montrer compréhensifs et partager la conception culturelle de l’importance d’un retour digne au pays.
Le retour des morts reflète, à l’envers, les migrations saisonnières des vivants en décembre. Ces deux mouvements unissent les familles à travers les générations, l’espace et le temps. Les mêmes routes qui menaient les migrants vers le sud en quête de travail transportent désormais leurs corps vers le nord, accompagnés de papiers, de paiements et de prières.
Au final, les bureaucraties qui régissent les décès transnationaux ne sont pas de simples procédures étatiques, mais jouent un rôle central dans la manière dont les familles reconstruisent leurs liens, leur dignité et leur sentiment d’appartenance dans des conditions précaires.
Saana Hansen
Chercheur postdoctoral en anthropologie sociale et culturelle, Université d’Helsinki





















