Au lieu de s’attarder sur la charge émotionnelle de l’intervention d’Hariana Verás, pourtant la seule à ne pas se laisser hypnotiser par le décor triomphal de Washington, les Congolais devraient être choqués par ce que les réponses ont révélé. Elle a ramené le débat à l’essentiel en demandant quand les troupes rwandaises quitteraient réellement la RDC et quand cesserait l’hémorragie des civils à l’Est, vingt-cinq ans de sang congolais résumés en deux questions simples. Trump n’a répondu qu’avec du théâtre. Promesses miraculeuses, compliments excessifs, et dès que le réel a été convoqué, il a glissé par-dessus la question comme si elle n’avait jamais existé. La paix célébrée dans la salle n’était qu’un récit mis en scène, privé de toute garantie concrète. Mais le vrai signal d’alerte est venu de Kagame lorsqu’il a assuré que si cet accord échouait, la responsabilité ne reviendrait pas à Trump mais à « nous ». En une phrase, il a libéré Washington de toute obligation future tout en préservant la liberté d’action du Rwanda.
Le drame n’est donc pas dans la question de Verás, mais dans des réponses qui ont piégé la RDC en silence. Aucune contrainte n’a été imposée à Kigali, aucun mécanisme de suivi n’a été mis en place, aucune pression réelle ne pèse sur les agresseurs. Si la paix aboutit, l’Amérique s’en félicitera. Si elle échoue, ce sont les dirigeants africains qui seront accusés de ne pas avoir su saisir leur chance. Trump a récolté des applaudissements sans s’engager. Kagame a protégé ses intérêts tout en s’assurant que le blâme ne lui reviendrait jamais. La RDC s’est retrouvée seule à payer le prix de l’enthousiasme des autres.
Pendant ce temps, la délégation congolaise a privilégié la mise en scène à l’influence. Kinshasa a payé des billets d’avion à des journalistes qui ne maîtrisent ni les réseaux ni les codes du pouvoir à Washington. Aucun message stratégique n’a été porté aux véritables décideurs américains. Aucun allié n’a été consolidé. Aucun rapport de forces n’a évolué. Ce déplacement n’a donc pas servi les intérêts du Congo. Il a seulement servi à fabriquer des images destinées au public congolais. Au lieu de dialoguer avec ceux qui, à Washington, façonnent réellement la politique étrangère, on a organisé un briefing pour les caméras. Un exercice qui aurait tout aussi bien pu se tenir en visioconférence. La diplomatie a été sacrifiée au profit de la communication interne. Et l’on est rentré au pays avec un air triomphal, comme si quelques photos pouvaient effacer le fait que la RDC continue de perdre du terrain et de l’autorité. Une fois encore, la RDC a choisi l’éclat plutôt que le pouvoir.
Cette séquence révèle à quel point la RDC se trompe sur sa propre responsabilité dans la tragédie en cours. Ceux qui meurent à l’Est en paient le prix ultime ; ceux qui regardent la guerre de loin se réfugient dans des illusions qui entretiennent notre impuissance. En confondant reconnaissance symbolique et influence réelle, nous laissons d’autres écrire notre avenir à notre place. Le prix que nous continuons de payer ne vient pas de nos mensonges individuels mais de l’état d’esprit national, enraciné dans notre incapacité collective à rompre avec un système qui nous maintient dépendants, vulnérables et toujours à la merci du regard d’autrui.
Encore une fois, nous sommes la clé de la prospérité des autres
Le projet de coloniser la RDC a toujours reposé sur une vérité brutale la recherche du capital là où il existe en abondance. Léopold II n’avait ni les moyens militaires ni les ressources financières pour dominer un territoire aussi vaste. Il a donc inventé une économie de prédation où le Congolais devenait simultanément la main-d’œuvre, la richesse à extraire et l’arme de sa propre oppression. Ce système a prospéré parce qu’il a imposé aux Congolais d’assurer eux-mêmes l’efficacité de leur exploitation. La colonisation n’a pas seulement confisqué nos terres, elle a confisqué notre capacité à imaginer notre propre puissance.
Aujourd’hui encore, la même logique perdure dans un costume plus élégant. La mondialisation maquille la continuité du pillage sous les apparences de partenariats stratégiques. On nous répète que la RDC manque de capital humain et financier alors que, paradoxalement, le monde entier dépend de notre énergie jeune et de nos ressources critiques. C’est la plus vieille technique du pouvoir faire douter un peuple de sa richesse afin de continuer à la lui prendre sans résistance. Celui qui convainc un pays qu’il n’a rien peut sans cesse s’emparer de tout ce qu’il possède.
Ce drame ne vient pas uniquement de l’extérieur. Il réside aussi dans une élite qui gouverne un grand pays avec un imaginaire de petit État. Diriger la RDC suppose de reconnaître que nous sommes l’un des territoires les mieux dotés du monde en matière de main-d’œuvre créative, d’intelligence sociale et de potentiel industriel. La force de la RDC ne dort pas dans ses mines mais dans son peuple. Financer Inga, déployer un réseau ferroviaire continental, transformer notre géographie en puissance logistique, tout cela dépend d’une seule chose l’affirmation de notre souveraineté économique. L’Éthiopie a bâti sa destinée énergétique sans demander d’autorisation. Pourquoi pas nous, qui avons plus et qui valons davantage.
Ce retard se creuse parce que ceux qui tiennent les leviers du pouvoir s’obstinent à importer des modèles qui ne nous ressemblent pas et à consommer l’innovation au lieu de la produire. On copie le monde au lieu de le défier. On croit que la modernité s’achète alors qu’elle se construit. Si toutes les formes d’asservissement de la DRC ont requis sa force physique, alors sa renaissance exigera la mobilisation de son intelligence collective, organisée, confiante et exigeante envers elle-même. Le véritable choix est là, devenir les architectes de notre prospérité ou les architectes de notre propre asservissement, continuer à servir de ressource aux ambitions des autres ou enfin assumer de devenir une puissance qui façonne son destin.
Les abeilles congolaises au cœur du calcul rwandais
À l’Est, le territoire n’est pas qu’un espace. Il est une allégeance, un corps politique, une ressource stratégique. Le Rwanda ne convoite ni le cobalt du Katanga ni les diamants du Kasaï. Sa carte mentale du conflit se concentre sur les zones qui garantissent une domination sociopolitique durable, c’est-à-dire Rutshuru et Masisi. Ces territoires sont les seuls ouverts à une projection directe du pouvoir rwandais, au contraire de Walikale trop enclavé ou du Sud-Kivu trop insoumis.
Dans ce schéma, la domestication des Hutu congolais reste la pièce maîtresse. Depuis vingt ans, la pyramide des profits est restée la même. Quelques élites Tutsis, parfois congolaises, captent la rente minière tandis que les Hutus constituent la force de travail, l’effort sans la propriété, la force sans la parole. L’exemple de Mwangachuchu, propriétaire du capital à Masisi quand les creuseurs hutus ne reçoivent que des miettes, dit tout. L’histoire avance, mais les rôles ne changent pas.
Pourtant, le mythe d’une communauté tutsi congolaise victorieuse et loyalement alignée sur Kigali se fissure à son tour. Le Rwanda ne les a jamais traités comme des partenaires égaux. Les humiliations publiques infligées à des figures telles que Cyprien Rwakabuba Shinga ou Miko Rwayitare montrent que même les sponsors de Kagame ne sont que des variables de contrôle, utilisées puis écartées. Quant aux Banyamulenges, ils peuvent compter des généraux et des ministres dans les couloirs du pouvoir, mais leurs villages restent isolés, privés d’infrastructures et d’accès aux opportunités modernes. Ils ont des représentants visibles, mais des collines invisibles. Leur présence institutionnelle n’a pas modifié leur condition de survie.
C’est dans ce contexte qu’émerge une nouvelle force. Une jeunesse hutu congolaise qui, lassée d’être le muscle sous-traité de la violence régionale, se rallie à Kinshasa. Contrairement aux FDLR, spectres d’un passé révolu, ces combattants sont des acteurs locaux, enracinés, et leur conscience politique se structure. Ce sont les abeilles, les Nyatura devenus les précurseurs des Wazalendo. Ils savent produire, s’organiser, défendre. Une ruche n’attend pas qu’on la libère. Elle se libère.
Kagame l’a compris depuis longtemps. Ces abeilles représentent désormais l’obstacle le plus sérieux à l’extraction stabilisée des ressources et à l’ingénierie territoriale qui soutient l’expansion rwandaise. Kigali ne redoute plus les FDLR, fantômes du passé. Il craint que les Congolais, eux-mêmes, se découvrent enfin une identité stratégique et une capacité d’organisation autonome. Tshisekedi, lui, ne l’a compris que tardivement. Une question vertigineuse se pose donc à la présidence congolaise. Choisira-t-il d’anéantir ses propres abeilles pour que le Rwanda retrouve une récolte facile pour ravir à Vital Kamerhe le titre obscur de pacificateur ?
La guerre avance en anglais, Kinshasa la regarde en français
La géopolitique de Tshisekedi révèle une incompréhension fondamentale du langage stratégique dominant. Il pense et négocie en français, alors que la guerre dans l’Est se décide en anglais. Sur la carte, la portion que le Rwanda cherche à maintenir sous emprise est infime comparée au vaste corridor d’influence que l’Ouganda exerce sur l’Est congolais. Le joueur le plus décisif dans l’équation sécuritaire régionale n’était même pas à Washington. C’est Kampala qui détient le réel levier territorial, économique et démographique sur le Kivu. Kigali n’opère que lorsque l’Ouganda le permet.
Une règle immuable du dressage illustre cette hiérarchie. Un lion peut dévorer son maître, mais jamais celui qui tient le fouet. L’Ouganda est le dresseur. Le Rwanda, le fauve nerveux. Les délégations qui se sont montrées au sommet de Washington ont produit des images. Elles n’ont rien décidé du terrain. L’absence de Museveni dans cette mise en scène était la preuve la plus éclatante que l’accord se signait hors de la réalité géopolitique. Si un interlocuteur devait être convaincu, neutralisé, ou inversé, c’était Kampala. Pas Nairobi, ni Luanda, ni Doha, ni même Washington.
Lors d’un échange avec le ministre ougandais de la Défense à un moment où Kigali cherchait justement à tenir tête à Kampala, celui-ci avouait ne pas comprendre comment son pays pouvait proposer à la RDC une route de Bunagana à Goma pour dynamiser les échanges commerciaux pendant que les Congolais agissaient comme si cette offre ne les concernait pas. En Ouganda, expliquait-il, ce sont les intérêts économiques qui dictent le tempo de l’État. Je lui ai répondu que la RDC n’était pas encore à la cuillère mais toujours au biberon en matière de maturité stratégique. Voilà l’erreur de Kinshasa. Au moment précis où l’Histoire ouvrait la possibilité de rendre toute confrontation avec le Rwanda inenvisageable en verrouillant l’intérêt économique ougandais sur nous, nous n’avons ni reconnu notre propre valeur, ni clairement défini nos intérêts, ni su identifier l’acteur qu’il fallait convaincre en premier.
Arrêter la chorégraphie – changer le tempo
Cet accord de Washington ne met pas fin à la guerre, il en prolonge la possibilité à l’infini. Déjà, Kinshasa cherche à éviter une humiliation diplomatique. Une signature célébrée aux États-Unis peut être reniée à tout moment par le Parlement congolais. Si les députés rejettent le texte, que fait-on ensuite ? Revenir à Washington implorer une seconde chance ? En contournant ou en négligeant les législateurs, le président Tshisekedi transforme ce dossier en épreuve personnelle, alors même que l’article 214 de la Constitution exige de sécuriser d’abord une légitimité interne avant toute ratification internationale. Il inverse les priorités et, en revenant ensuite se réfugier derrière le texte constitutionnel, il a exposé la RDC dans une contradiction politique majeure visible de tous.
Cependant, une autre voie est non seulement possible mais immédiatement accessible. Au lieu de multiplier des nouveaux déplacements à Doha, Luanda, Nairobi ou Washington, le pouvoir peut choisir de déplacer son centre de gravité vers la RDC pour nos intérêts économiques. Je ne parle pas d’une conférence politique nationale et inclusive qui va juste nous faire gaspiller nos ressources et temps, mais plutôt envoyer à Goma les têtes de file de l’Union sacrée, rencontrer l’AFC-M23 et former une nouvelle majorité parlementaire pleinement constitutionnelle. Dans l’accord de Washington, nous sacrifions déjà nos morts aux intérêts du Rwanda et des États-Unis, et même les victimes applaudissent. Pourquoi ne pas le faire entre nous et pour nous ? Dans cette configuration, la RDC parle en acteur souverain et non en quête de validation internationale. Le chef de l’État apparaît alors au-dessus de la mêlée, maître du tempo plutôt qu’interprète d’une partition écrite ailleurs. Cette option demeure ouverte, mais elle exige une rupture décisive : s’affranchir des entourages qui confondent agitation politique et puissance stratégique.
Les Congolais se trouvent désormais face à une alternative d’une clarté implacable. Soit le pays écrit enfin sa propre partition et impose sa cadence, soit il continue de se laisser entraîner dans une chorégraphie composée ailleurs, où il demeure le danseur qui saigne tandis que d’autres récoltent les applaudissements.
Dans un pays où gouvernants et gouvernés préfèrent traduire le monde pour n’en retenir que ce qui les rassure, la délégation congolaise a exposé une diplomatie sans stratégie, motivée par l’attente d’une paix offerte plutôt que produite par un rapport de force. Le danger surgit dans la conclusion brutale partagée par Trump, Kagame et l’ensemble des dirigeants présents. L’avenir de la paix et de la prospérité dans la sous-région, avec toutes ses implications sur l’économie mondiale, repose exclusivement sur les épaules de la RDC. Il est presque unanimement admis que nous tenons toutes les cartes. Cette vérité place les Congolais devant un choix irréversible. Continuer d’entretenir l’illusion et le déni ou regarder enfin la réalité en face et reprendre la maîtrise de son destin. Qui se ment le plus, qui se ment le mieux, tous en paie le prix.
Jo M. Sekimonyo, PhD
Économiste politique, théoricien, militant des droits humains et écrivain. Chancelier de l’Université Lumumba.





















