Il suffit d’une annonce de baisse pour que les réseaux sociaux et la classe politique s’enflamment : « Toujours trop cher ! » ou « Enfin raisonnable ! ». Pourtant, soyons francs, combien de compatriotes ont réellement les moyens ou l’opportunité d’utiliser ce précieux livret ? J’en connais des tas qui ont bravé des files interminables et des frais salés, pour finalement laisser leur passeport expirer sans même traverser le fleuve Congo. Quand on compare cette poignée de demandeurs massés devant les guichets du ministère de Affaires étrangères aux plus de 100 millions d’habitants, on réalise combien la population réellement concernée est infime.
Pour épicer cette réflexion, à l’échelle mondiale, lorsqu’on place le passeport congolais dans la grille des tarifs officiels avant l’ajustement annoncé, les 185 USD apparaissent finalement assez ordinaires. On est loin des quelque 400 USD exigés en Australie ou des 350 USD au Mexique ; des montants qui, dans ces pays, ne suscitent guère de tollé. Décrocher un passeport qatari, suisse ou chinois relève d’un tout autre marathon qui consiste des formulaires interminables, justificatifs rigoureux, délais parfois supérieurs à trois mois, sans parler des critères d’éligibilité stricts qui réservent ce sésame à une minorité.
Le paradoxe savoureux est le fait que ceux qui hurlent le plus fort à Kinshasa ou depuis la diaspora planquent dans leur poche un passeport autre que celui de la RDC qu’ils brandissent pour franchir nos frontières et parcourir le monde en toute gaieté. Les vrais usagers du passeport congolais, comme moi, savent que le prix, les délais, la complexité des démarches et les tracasseries ne sont que des variables secondaires. Modifier les aspects matériels sans interroger cette vocation profonde, c’est passer à côté de l’essentiel.
Seule la Valeur compte
Un passeport fiable, délivré en quelques jours via une plateforme en ligne, adossé à des services consulaires réactifs c’est bien beau. Mais ce n’est pas qu’un livret tarifé ni un simple espace à tampons ; sa valeur véritable tient à la liberté de circulation qu’il confère. Plus le nombre de pays qui accueillent son titulaire sans visa préalable est élevé, plus ce document devient puissant. C’est le critère qu’utilisent les grands baromètres pour classer les documents de voyage.
Cette logique explique pourquoi, en 2025, le passeport le plus fort n’est ni américain ni chinois : c’est celui de Singapour, dont les détenteurs peuvent entrer sans visa dans 195 pays et territoires. Le Japon suit, avec 193 destinations. Sur le continent africain, le contraste est frappant. Les économies les plus importantes l’Afrique du Sud, le Nigeria et l’Egypte n’en dominent pas le palmarès. la première place revient aux Seychelles, dont le passeport ouvre 156 portes sans visa et se hisse au 25ᵉ rang mondial, tandis que Maurice, avec 151 destinations, occupe la 29ᵉ position. Autrement dit, ce n’est pas la taille du PIB qui ouvre les frontières, mais l’habileté diplomatique à négocier des exemptions de visa.
Mon passeport congolais se situe à la 94ᵉ place mondiale et 47ᵉ en Afrique. Il m’offre qu’une quarantaine de destinations sans visa ou visa à l’arrivée, soit à peine le quart des possibilités d’un Seychellois. C’est moins que le Niger, pourtant l’un des pays les plus pauvres de la planète, qui en compte 56 et se classe 85ᵉ. Du coup, chaque voyage se transforme en épreuve olympique. On empile formulaires, photos biométriques et justificatifs bancaires comme si le globe‑trotter congolais était un fugitif en puissance.
La force d’un passeport tient d’abord au maillage d’accords d’exemption de visa qu’un État sait négocier, bien plus qu’à l’aura diplomatique ou à la stabilité qu’il revendique. Or, en RDC, les ministres des Affaires étrangères successifs privilégient la mise en scène politique du régime plutôt que la diplomatie économique capable d’élargir l’horizon de leurs citoyens.
Au lieu de tirer parti de l’élan de solidarité qu’engendre la guerre pour négocier des exemptions de visa, l’actuelle cheffe de la diplomatie congolaise consacre tout son énergie à jouer les porte‑voix du régime au Conseil de sécurité. Et tout le monde applaudi. Pendant ce temps pour les entrepreneurs, commerçants, touristes, étudiants ou chercheurs congolais chaque déplacement se mue en parcours du combattant, jalonné de formulaires, de frais consulaires et d’incertitudes.
Politique économique : modernisons nos priorités
Le Sénégal, en supprimant toute exigence de visa pour les détenteurs d’un passeport africain, et l’Éthiopie, en généralisant l’e‑visa et le visa à l’arrivée, n’ont pas agi par philanthropie ; ils ont parié sur le « multiplicateur du voyageur ». Rien que pour Addis-Abeba, le hub d’Ethiopian Airlines qui double son trafic en cinq ans. Moins il en coûte d’entrer, plus les flux augmentent ; une fois sur place, ces visiteurs consomment hôtels, transports, loisirs et services numériques, alimentant des recettes fiscales et diverse secteur de l’économie bien supérieures aux maigres droits consulaires abandonnés.
Mes compatriotes sont surpris d’apprendre qu’il m’est moins coûteux, dix fois moins cher, sans obligation de prouver mes avoirs bancaires, d’obtenir un visa chinois aux États‑Unis qu’à Kinshasa, alors que Pékin est notre premier partenaire commercial et a un politique de la réciprocité. Même incohérence avec la Zambie : nous réglons des droits d’entrée pour traverser la frontière de notre deuxième marché voisin, quand ces deux économies gagneraient à fluidifier le corridor Katanga‑Copperbelt. Ces barrières génèrent un revenu immédiat, certes, mais elles accroissent les coûts de transaction et dissuadent les touristes, les chercheurs et les investisseurs qui comparent toujours le « prix d’entrée » ou le « prix de leur curiosité ».
Ces faux-pas non seulement reflètent le sens primitif de nos politiques économiques, mais plus graves, pénalisent le commerce, l’investissement et le tourisme. Plutôt que de taxer le mouvement, ériger des barrières tarifaires qui rapportent peu mais découragent beaucoup, la RDC gagnerait à conclure des accords de réciprocité claire avec nos grands partenaires économiques.
Au cas où on ne voudrait pas offrir l’entrée gratuite à tout le monde, en facilitant l’entrée de citoyens des pays disposant d’un pouvoir d’achat substantiel, qu’ils soient investisseurs, chercheurs ou simples touristes, nous injecterions directement des devises dans les circuits locaux, tout en renforçant notre attractivité régionale. Le calcul est simple, un visiteur américain ou coréen dépense en moyenne vingt fois le montant d’un droit de visa durant son séjour. Chaque exemption devient donc un micro‑plan de relance, directement injecté dans les circuits hôteliers, artisanaux et logistiques.
Passeport : carburant de l’économie mobile, pas une carte d’identité
Dans un monde globalisé, la souveraineté d’une nation ne se mesure plus à la hauteur des murs qu’elle érige, mais à la vitesse à laquelle on franchit ses contrôles frontaliers.
Le passeport congolais est perçu par les congolais comme un bout de papier qu’on brandit comme un reçu de supermarché ou une preuve de citoyenneté. Il en va de même pour le visa congolais. Résultat : on débat à l’infini de son prix, 10 dollars de plus, 50 dollars de moins, sans jamais questionner ce qu’il est censé propulser : la circulation des personnes, donc des idées et de l’argent. Il devrait la clé avec laquelle on démarre le moteur, et l’on file vers d’autres horizons pour engranger connaissances, contrats ou tout simplement souvenirs piololable (piololo.com).
Il faut aussi dire que l’obsession sécuritaire a un coût d’opportunité colossal. Ce n’est pas la meilleure politique industrielle que puisse se payer un pays à court de capitaux. Qu’on le veuille ou non, le voyageur est un investisseur ambulant.
Tandis que nous persistons à traiter la délivrance des passeports et visas congolais comme une simple ligne de caisse destinée à renflouer le Trésor, d’autres capitales ont compris que la mobilité de leurs ressortissants comme celle des visiteurs est un levier macro‑économique de premier ordre. La frontière la plus rentable n’est pas celle que l’on monétise à coups de timbres fiscaux, mais celle qu’on abaisse pour faire affluer les devises.
Nous continuons pourtant de confondre sécurité et immobilité. A force de suspecter chaque voyageur, nous oublions qu’il est aussi un client, un investisseur, voire la future belle famille.
Au bout du compte, tant que la mobilité restera perçue comme une menace plutôt qu’un actif, nous continuerons de perdre des parts de marché mondiales au profit de ceux qui ont compris qu’à l’ère de l’économie de services, la véritable frontière est celle des coûts de transaction. Tant que la mobilité internationale restera un enjeu secondaire pour notre diplomatie, le passeport congolais demeurera plus souvent un obstacle qu’un sésame pour ceux qui en ont besoin et s’en servent. Et tant que l’on garde ce cap, les deux feront la même chose qu’un cadenas rouillé sur notre économie : empêcher la porte de s’ouvrir, pour nous‑mêmes et ceux qui veulent entrer … des lourdes pertes sur les deux fronts.
Jo M. Sekimonyo
Économiste politique, théoricien, militant des droits des humains et écrivain